Entretien avec Dominique Méda

Le modèle nordique, une solution pour la France ?

On reproche souvent au « modèle social français » d’être à la fois coûteux et inefficace. Or, depuis quelques années, les pays nordiques (le Danemark notamment) semblent avoir trouvé une solution pour conjuguer efficacité économique et justice sociale. Quelle est la recette de ce « miracle » ? Comment la France peut-elle s’en inspirer ?
Le « modèle social français » fonctionne-t-il mal ? C’est ce que pensent 68 % des Français, selon un sondage Ifop d’octobre 2005. En juin 2006, le Premier ministre Dominique de Villepin s’est rendu en Finlande afin de s’inspirer d’un « modèle social qui fonctionne ». Des voix s’élèvent pour alerter les responsables politiques sur le poids que représente notre modèle social pour la compétitivité de la France dans le monde et sur la nécessité de le moderniser.
Mais de quoi souffre ce modèle social, qui aurait bien fonctionné pendant les trente glorieuses, et qui suscite tant d’inquiétude aujourd’hui ? Quels sont les symptômes du mal attaché à ce vaste système de droits sociaux, construit notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale, donnant accès à diverses assurances sociales (maladie, vieillesse, chômage), à l’éducation, comprenant l’appareil juridique et les conventions collectives qui régissent le monde du travail ?
Peut-on le réformer ? Notre modèle social est-il trop français pour y adapter des mesures appliquées dans d’autres pays, notamment les pays nordiques, dont les modèles sociaux sont réputés plus efficaces et plus justes ?

Quels indicateurs vous conduisent à diagnostiquer un grave dysfonctionnement du modèle social français aujourd’hui ?

Le plus inquiétant, c’est le niveau du taux de chômage, l’un des plus élevés d’Europe (même s’il est en train de diminuer), ainsi que sa durée et le fait qu’il touche plus spécifiquement et durement les moins qualifiés et les jeunes. Mais il y a malheureusement bien d’autres éléments : l’augmentation du nombre de la part des emplois temporaires et la faiblesse des transitions entre CDD et CDI ; le fait que la sécurité de l’emploi est plus faible en France que dans d’autres pays et que les risques de connaître le chômage sont plus élevés en France qu’ailleurs, le fait que les restructurations sont mal anticipées…
Deux points méritent une attention particulière. D’un côté, l’impression, confortée par un certain nombre d’études, que les difficultés initiales tenant à l’origine, au lieu de résidence ou à la catégorie socioprofessionnelle ne sont pas corrigées mais amplifiées par le système scolaire. De l’autre, le fait que, plus généralement, les institutions ou les politiques publiques ne parviennent pas à « rattraper » les personnes, à les remettre dans le bateau. Je pense en particulier à notre politique de formation continue qui n’est pas utilisée pour prévenir la dégradation des compétences, améliorer l’employabilité et changer d’emploi alors même que les liens entre risque de chômage et faible qualification initiale sont désormais bien connus.
L’effort de formation, qui diminue depuis 1971, va essentiellement aux plus diplômés. Sans parler des véritables ratés du système d’enseignement général (les 150 000 à 160 000 jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme ou avec seulement le brevet), de la part modeste des jeunes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur, alors que la possession de hautes qualifications est devenue un enjeu majeur dans une Europe qui est obligée de se repositionner dans la nouvelle division internationale du travail, de la faiblesse relative du budget consacré à la recherche et de nos difficultés persistantes à intégrer la population immigrée ou issue de l’immigration.

Quels sont les moyens mis en œuvre dans les pays nordiques pour allier efficacité et équité ?

Ils ont réussi le tour de force, alors même qu’ils ont connu une très grave crise dans les années 1990, de se réformer en profondeur sans renoncer à leurs principes, ceux-là mêmes que Gosta Esping-Andersen a rappelés dans son ouvrage fondateur (1). La population accède à des droits fondamentaux sur une base universelle, non liée à des cotisations ou à ses besoins ; l’institution dominante pour la protection sociale est l’Etat ; la portée des dispositifs est globale (universelle et donc coûteuse), le financement est donc assuré par l’impôt et tous les citoyens en bénéficient. D’autres indicateurs sont également essentiels à considérer : la part des dépenses consacrées à l’éducation, à la formation et à la recherche et, conséquence, le très haut niveau de formation de l’ensemble de la population, sa capacité à changer facilement d’emploi et à s’adapter aux changements de conjoncture, le nombre de brevets obtenus.
Deux éléments me semblent très importants à comprendre. D’une part, ces pays investissent massivement dans les déterminants structurels de la croissance (la recherche et l’éducation) et dans la formation de leur main-d’œuvre, ce qui leur permet de développer des emplois bien qualifiés et d’accompagner les évolutions du système productif vers des produits à haute valeur ajoutée moins susceptibles d’être fabriqués ailleurs.
D’autre part, ils investissent dans leur capital humain, dès la formation de celui-ci : développement massif des modes d’accueil des jeunes enfants, dispositifs permettant d’éviter la sortie précoce des enfants du système scolaire ; classes peu nombreuses et dispositifs de rattrapage…

Comment les pays nordiques réussissent-ils à financer un haut niveau de protection sociale sans « décourager le travail » et sans creuser les déficits publics ?

Le point essentiel a été mis en évidence par G. Esping-Andersen. Discutant des mérites comparés des trois régimes d’Etat-providence, il indique que le régime social-démocrate « vise à fournir une garantie de plein emploi et est entièrement dépendant de la réalisation de cet objectif (…). Aucun des deux autres régimes d’Etat-providence n’adopte le plein emploi en tant que partie intégrante de ses responsabilités. » De hauts taux d’emploi de toute la population sont nécessaires pour obtenir de hauts niveaux de protection sociale.
Des mécanismes précis ont été mis en place pour le permettre. Citons, par exemple, le régime d’assurance chômage : dans tous les pays nordiques, l’assurance chômage est très généreuse (par exemple au Danemark, le revenu de remplacement correspond à 90 % du salaire antérieur sous un plafond d’environ 1 900 euros versé pendant quatre ans). Citons également les politiques actives de l’emploi, plusieurs fois réformées : les chômeurs et les bénéficiaires de l’aide sociale doivent accepter de participer à ces politiques (qui consistent à proposer des stages, des formations, des subventions, des travaux d’intérêt général…) et accepter un emploi en lien avec leurs compétences.
Dans ces pays, on accepte l’idée que tous les citoyens, et donc les chômeurs, ont des droits (à l’indemnisation qui sécurise) et des devoirs (participer aux offres d’activation qui remettent sur le chemin de l’emploi). Certaines études ont montré que la menace de rentrer dans des dispositifs d’activation contribue à augmenter la vitesse du retour à l’emploi. L’efficacité des services de l’emploi qui ont développé des accompagnements individualisés contribue à la bonne marche de l’ensemble.

Certaines mesures inspirées du modèle social nordique paraissent difficiles à mettre en œuvre en France. Ainsi, vous présentez le partage du travail comme un moyen de réduire le chômage et de rendre le travail « soutenable » pendant une période de la vie plus longue (ce qui contribuerait à réduire la charge des retraites). Mais le partage du travail semble se heurter en France à une vision négative du travail à temps partiel, qui concerne surtout les femmes, les jeunes, pour les emplois les moins qualifiés. Comment faire évoluer cette vision ?

Je crois qu’aujourd’hui pratiquement tout le monde est persuadé de la nécessité de raisonner « tout au long de la vie », c’est-à-dire en prenant en compte l’ensemble du cycle de vie et le fait que les besoins, les contraintes et les capacités ne sont pas les mêmes à tous les âges. Rendre le travail plus soutenable, plus supportable – en améliorant les conditions de travail, en permettant à certaines personnes (les jeunes parents et les actifs en charge d’une personne âgée dépendante notamment) de bénéficier de congés courts à consommer sous forme de réductions du temps de travail très flexibles, de s’arrêter pour se former, de changer d’emploi, d’entamer une seconde carrière –, cela doit permettre de travailler plus longtemps. Si nous parvenons à mettre tout cela en place, obtenir des taux d’emploi plus élevés des seniors devrait être possible et non vécu comme une régression sociale. Aujourd’hui, cela n’est pas organisé : le temps partiel est en effet pour certaines femmes (près d’un million) une forme de sous-emploi imposé. Il faut reconstruire ces dispositifs.

Les relations conflictuelles entre les syndicats de salariés et les syndicats patronaux en France sont-elles un obstacle à la mise en œuvre des réformes de fond que supposerait la transposition en France du modèle social nordique ?

Oui. Il est frappant de constater qu’à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, au moment même où en France, les syndicats viennent d’être reconnus et où le syndicalisme se veut déjà révolutionnaire, au Danemark, en 1899, le « compromis de septembre » instaure le principe fondamental de l’interdépendance du patronat et des syndicats. Plutôt que de chercher à se détruire, syndicats et patronat doivent coopérer en négociant : aux employeurs le droit d’organiser librement le travail et de recourir à la main-d’œuvre qu’ils jugent nécessaire, aux syndicats le droit de s’organiser, le droit à la lutte collective, le droit de négocier les accords collectifs.
Cela ne signifie pas l’absence de conflit mais la possibilité de l’accord, et d’un accord gagnant-gagnant pour les salariés et pour les employeurs. C’est évidemment un élément fondamental qui contribue très certainement à expliquer la réussite et l’adaptabilité des pays nordiques. Il fait partie de ces éléments constitutifs du modèle social-démocrate, qui peuvent être considérés comme intransposables car « culturels » ou spécifiquement nationaux, mais qui peuvent néanmoins profondément nous inspirer, dont nous pouvons nous approcher ou que nous pouvons accommoder. Car, comme nous le soutenons dans Faut-il brûler le modèle social français ?, ce modèle social-démocrate nous semble capable de représenter le meilleur de ce que pourrait être un modèle social européen aujourd’hui.