Le Moyen-Orient, une invention européenne ? Entretien avec Henry Laurens

L’Europe n’a pas attendu l’époque moderne pour nouer des liens avec le Moyen-Orient. Mais à la fin du 18e siècle, les ambitions coloniales modifient la donne. La région devient alors en proie aux luttes d’influences des grandes puissances.


L’historien Henry Laurens est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe ». Parmi ses dernières parutions : L’Orient dans tous ses états, Orientales IV (CNRS, 2017) et Les crises d’Orient, 1768-1914, Henry (Fayard, 2017).


Qui domine le Moyen-Orient, avant que la région ne soit en proie aux ambitions européennes ?

Au 18e siècle, la région, qu’on appelle en France le Levant, est peu peuplée. Comme l’Europe, elle a été frappée aux 14e et 15e siècles par la Peste noire. Elle a perdu quasiment deux tiers de sa population qu’elle a eu du mal à récupérer – contrairement à l’Europe – en raison de retours périodiques d’épidémies de peste. D’autre part, à partir de 1550 environ, le bassin méditerranéen subit l’impact du petit âge glaciaire qui voit se combiner une baisse des températures et une augmentation des phénomènes d’inondation. Les gens abandonnent les côtes et les terres basses pour s’installer dans des villages en hauteur – nouant d’ailleurs des interactions complexes avec le monde de la transhumance et du nomadisme, à l’intérieur des terres. C’est donc le moment où se forme le paysage méditerranéen actuel. Et à partir du 16e siècle, une grande partie de la région vit au rythme de la « pax ottomana », la paix ottomane. L’Empire ottoman conquiert en effet le sultanat mamelouk égyptien, puis l’Afrique du Nord – qui se rallie d’ailleurs plutôt qu’elle n’est conquise.

Qu’apportent les Ottomans ?

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Progressivement les Ottomans chassent les Francs, c’est-à-dire les Européens, de Méditerranée orientale. La dernière de ces guerres est la guerre de Candie entre 1640 et 1660, qui oppose Venise à l’Empire ottoman en Crète. Les conflits se déplacent ensuite dans les Balkans. Le Moyen-Orient connaît donc une période de paix, dont témoigne le paysage : si vous vous promenez dans la région, vous pouvez voir que les fortifications sont toutes antérieures à l’époque ottomane. Sauf à Jérusalem, mais il s’agit là d’une muraille d’apparat, construite pour des raisons de prestige par Soliman le magnifique, sans véritable intérêt militaire.

Cette « paix ottomane » contribue-t-elle à la prospérité de la région ?

Oui, absolument. Les provinces ottomanes sont dirigées par Constantinople, selon un dispositif très décentralisé. Elles connaissent une période glorieuse, d’industrie locale, de production artisanale. Le commerce est aussi très actif. Certes, le grand commerce international des épices a décliné progressivement : il passe désormais par l’Océan indien et le Cap de Bonne-Espérance. Mais il est remplacé au 17e siècle par le commerce du café, principale exportation vers l’Europe jusqu’à ce qu’on introduise des caféiers dans les colonies d’Amérique. Produit au Yémen, le café est transporté par voie de mer jusqu’à Djedda (au bord de la Mer Rouge) puis transvasé dans d’autres bateaux. Là, le café repart pour l’Égypte, qui sert de centre de redistribution. De façon générale il y a beaucoup d’échanges maritimes : la Méditerranée moderne est, en effet, une zone de commerce et d’échanges, malgré les corsaires. Les grandes puissances, et en particulier la France, font du commerce avec les échelles du levant – ces ports ottomans dans lesquels les Français bénéficient de droits juridiques spécifiques. On y échange de la nourriture, et surtout des étoffes. Il y a donc symbiose entre la circulation maritime européenne et le commerce intérieur de l’Empire ottoman.