Le nouveau défi de l'école

Que se passe-t-il lorsque la mixité sociale n’est plus au rendez-vous dans les établissements scolaires ? Une vaste enquête sur les collèges des zones périphériques de Bordeaux montre comment s’enclenche la spirale de l’échec, des replis identitaires et du racisme dans les établissements les plus relégués.
Un cours d’anglais ordinaire dans un collège de la banlieue parisienne : Mohammed, survolté, s’agite sur sa chaise, trépigne et apostrophe sans cesse ses camarades ou l’enseignante. Mme C. essaie de temporiser et de calmer l’élève, sans résultat, puisque dès qu’elle tourne le dos pour écrire au tableau, celui-ci lance tout haut « ouais, l’anglais, c’est nul, ça nous intéresse pas, pourquoi on fait pas l’arabe ? » La prof lui oppose : « L’arabe, comme l’anglais, demande un effort, et un effort encore plus soutenu parce que c’est encore plus difficile. » « Qu’est-ce qu’elle raconte, elle est folle », s’insurge le collégien. Nouvelle tentative de l’enseignante pour freiner l’escalade verbale et reprendre le cours. C’est alors que l’adolescent tape un grand coup sur sa table et s’écrie : « De toute façon, ce sont les musulmans les plus forts ! » Si l’école en France reste bien souvent l’un des derniers lieux d’acceptation et de valorisation des différences, la scène décrite ici a une forte charge symbolique. Elle montre que des spirales identitaires s’observent dans l’enceinte scolaire. Ces spirales sont le fruit des tensions ethniques perceptibles dans l’ensemble de la société, mais elles témoignent aussi du fait que l’école traverse une crise de confiance et ne constitue plus pour certains un espace du vivre ensemble, car ses capacités d’intégrer chacun sont mises à mal.

Un apartheid scolaire

Notre enquête de terrain, menée sur 333 établissements de l’académie de Bordeaux (soit 144 000 élèves), montre qu’une sorte d’« apartheid scolaire » traverse en effet notre école. Cette fracture scolaire, qui est aussi une fracture ethnique, nourrit un sentiment de rejet et d’exclusion chez une partie des jeunes scolarisés. Arrêtons-nous un instant sur un constat simple : dans une académie comme Bordeaux (pourtant peu terre d’immigration), 10 % des collèges accueillent à eux seuls 40 % des élèves issus du Maghreb, de l’Afrique noire ou de Turquie. Ces établissements sont aussi ceux qui reçoivent le plus d’élèves de milieux défavorisés et en retard scolaire. Il se produit donc un cumul des inégalités qui n’est pas sans conséquence sur la carrière scolaire des élèves de ces collèges. Nous avons en effet pu montrer que l’on apprend moins dans ces établissements ghettos, non parce que les enseignants y seraient moins bons ou moins mobilisés, mais surtout parce que l’absence de brassage social, scolaire et ethnique a des effets négatifs en termes d’apprentissage et produit de l’échec scolaire. Or lorsque l’on connaît le rôle central des diplômes en matière d’insertion professionnelle, il y a tout lieu de penser que cette non-intégration scolaire correspondra aussi à une exclusion économique et sociale future pour ces jeunes.

Des quartiers entiers marginalisés

L’apartheid scolaire est d’abord le résultat d’une ville de plus en plus clivée socialement et ethniquement. Comme l’a très bien décrit Eric Maurin (1), se développe chez les classes moyennes et supérieures un désir d’entre-soi qui marginalise des quartiers entiers laissés aux plus démunis et aux « étrangers », et ce clivage urbain se traduit par un clivage scolaire. Dès lors que les collèges, via la carte scolaire, recrutent dans des espaces urbains particuliers, il n’est pas étonnant que la composition sociale et ethnique des établissements soit en grande partie le reflet de celle du quartier. Ainsi, beaucoup de collèges situés en centre-ville accueillent une population favorisée, de bon niveau scolaire et très peu issue de l’immigration (81 collèges de notre échantillon en scolarisent moins de 1 %). Ils constituent des établissements « phares » recherchés par les familles. A l’inverse, dans les 10 % de collèges ayant le plus de jeunes d’origine étrangère, 53 % des élèves sont issus de milieux défavorisés et cumulent les difficultés scolaires. Ces établissements sont souvent situés à la périphérie des villes ou dans des quartiers stigmatisés et font figure de repoussoirs pour les parents.
Si le poids de l’urbain est considérable, l’école participe aussi à cette ségrégation, en se révélant incapable de réfréner les stratégies des familles qui cherchent à éviter certains établissements car ils accueillent une population trop défavorisée ou, disons-le franchement, « non blanche ». L’enjeu scolaire est tel pour les parents qu’ils ne veulent courir aucun « risque » pour leur enfant, même si c’est au détriment de l’intérêt général et au prix d’une ghettoïsation accrue de l’école. Ainsi, si la ségrégation urbaine explique en grande partie la ségrégation ethnique à l’école, les stratégies parentales peuvent aller, dans les établissements les plus en difficulté de notre échantillon, jusqu’à doubler le poids de cette ségrégation.
Au-delà d’un simple effet de l’individualisme ou d’une attitude consumériste face à l’école, ce sont de véritables processus d’exclusion qui traversent le système scolaire. Car, outre le fait que la société investit dans des établissements dont les conditions de scolarisation pénalisent et vouent à l’échec les élèves qui les fréquentent, cette fracture a des conséquences non négligeables en matière de vivre ensemble et d’intégration citoyenne. En effet, les modes de vie adolescents, les amitiés et la constitution des groupes de pairs sont un puissant facteur potentiel de brassage social et culturel au sein d’une même génération, et l’école un lieu privilégié pour assurer ces rencontres. Dans un contexte de segmentation, ce brassage n’a plus lieu, et chacun tend à rencontrer au collège ou au lycée des jeunes de son milieu et de sa condition. C’est pourquoi ce phénomène questionne directement le modèle républicain et la manière dont notre société entend tisser (ou non) le lien social.

Le durcissement des tensions ethniques

Les témoignages recueillis – auprès d’une soixantaine de familles et d’une centaine d’élèves – montrent que la relégation scolaire, qui est aussi une relégation économique et sociale pour le présent et le futur, est lourdement ressentie par ces jeunes qui développent alors un fort sentiment d’injustice et de rejet. Le racisme circule alors de part et d’autre.
Du point de vue des familles « françaises de souche », par exemple, fréquenter un établissement où les enfants issus de l’immigration sont nombreux est perçu par certains élèves et par leurs parents comme le signe d’un véritable déclassement. Dans un univers scolaire où les images et les réputations comptent énormément, l’école devient alors le symbole d’une absence totale de perspective et de mobilité sociale. En plus d’être enfermé dans une banlieue ghetto, on est aussi contraint de fréquenter une école ghetto. Se développe alors une véritable sensation d’assignation à résidence : « Je trouve ça inadmissible qu’on ne nous laisse pas choisir où l’on veut mettre nos enfants, s’exclame cette mère de famille, habitante d’un quartier populaire de Bordeaux. Quand on nous a refusé la dérogation pour mon fils, on a été très en colère, à ce niveau-là, c’est de la ségrégation, parce qu’on nous parque selon des frontières. » L’impossibilité de quitter un quartier ghetto et l’impuissance à en sortir ses enfants conduisent à un sentiment de frustration engendrant le racisme. L’enfermement spatial devient un enfermement identitaire : « Moi, le prochain coup, je vote FN, il y a trop d’étrangers en France, c’est la catastrophe. On compterait le nombre d’étrangers dans ce bahut, ils sont plus que nous, alors nous petits Français, on dit rien ! » Les élèves issus de l’immigration sont alors accusés d’envahir les écoles et les collèges comme ils envahissent la France, de faire baisser le niveau et d’entretenir une agitation constante. Un enseignant d’un de ces établissements raconte : « Il y a chez ce jeune un discours du type : “Carville (la cité) c’est de la merde, c’est la zone”, je crois qu’il y a des familles qui vivent très mal le fait d’être dans ce type de banlieue sans pour autant avoir des problèmes. C’est un élève qui ne réussit pas bien et qui pense que, s’il n’y arrive pas c’est parce que c’est un établissement où il y a de nombreuses bagarres, une mauvaise ambiance, etc. »
Ces crispations identitaires s’illustrent particulièrement à propos de la religion : diabolisation de l’islam, affirmation forte de la laïcité, prises de partie radicales à propos du voile… viennent renforcer les tensions. Des réalités banales comme les menus « spéciaux » au restaurant scolaire deviennent emblématiques de cet enjeu : « Ils ont pas le droit de manger du porc ?, dit cette élève de lycée professionnel. Alors eux, on leur fait autre chose à manger, mais si nous on n’aime pas un truc, on est obligé d’en manger… L’autre fois, il y avait du porc ou des steaks hachés. Marjorie voulait du steak haché, on lui a dit “non c’est pas pour toi”, c’est plus facile de s’attaquer à un Français ici qu’à un étranger ! »

L’échec scolaire lu comme mépris ethnique

Les élèves issus de l’immigration, quant à eux, se révèlent très sensibles à cette thématique de l’ethnicité, car chez eux aussi existe une fragilité identitaire. Alors que l’école leur permet souvent de s’affirmer français et d’origine étrangère, c’est-à-dire d’assumer une intégration culturelle et une histoire personnelle, lorsque les ségrégations sont fortes et le brassage mal assuré, les tensions se manifestent dans des confusions entre nationalité, origine et religion, comme en témoignent les propos d’Ibrahim, jeune Mauritanien, en cinquième : « Moi je n’aime pas la France, parce que c’est pas intéressant, parce que les gens d’ici disent que je suis français, alors ça veut dire que je suis chrétien. Quand on est français, on est chrétien, et moi je suis pas chrétien. Mais on en parle pas entre nous, c’est mieux, parce que c’est pas intéressant de savoir de quelle religion on est, sinon il y aurait des problèmes entre nous. »
On assiste du coup au développement de certaines logiques communautaires et d’un racisme antifrançais, qui n’est, là aussi, que le fruit de cet « apartheid » déjà évoqué. Dans ces établissements, la domination scolaire vécue par les élèves les plus en échec est lue par ceux issus de l’immigration comme une domination ethnique. Il leur semble subir un double mépris, celui de leur échec scolaire et celui de leur appartenance ethnique, et le modèle français d’intégration, dont l’école est le meilleur emblème, leur apparaît alors comme une suprême hypocrisie. Ils ont en effet pour la plupart intégré les valeurs culturelles et les valeurs d’égalité de la société française. Ils supportent donc très mal les inégalités scolaires, qui signent leur futur échec social, et leur confiance dans les institutions s’effrite, en particulier en ce qui concerne l’école dans laquelle ils avaient placé le plus d’espoir… « J’ai un élève maghrébin qui m’a dit qu’il y a deux catégories de gens : ceux qui se font rouler et ceux qui roulent les autres. Il avait décidé d’être dans la deuxième catégorie, contrairement à ses parents, qui étaient dans la première. Pour lui, c’était du type exploiteurs-exploités, il n’y avait pas de catégories intermédiaires. Le défaitisme se conjugue souvent avec le problème de la discrimination. »
La réaction du jeune Mohammed, évoquée plus haut, témoigne de cette résistance scolaire ethnicisée, de cette identité fière reposant sur une appartenance réinventée, que certains investissent alors par réaction à la domination scolaire et au mépris qu’ils ressentent.
Les discriminations qui traversent la société française ne sont pas sans conséquence sur ces phénomènes scolaires, car ces jeunes commencent à intérioriser l’idée que quoi qu’ils fassent, ils se heurteront à des problèmes d’emploi et auront du mal à accéder à des positions honorables. L’école ne constitue plus alors « une porte de sortie » surtout lorsque, pour ceux qui y croient encore, elle apparaît au bout du compte comme tout aussi ségrégative et discriminante que le monde extérieur.
Dans le contexte d’apartheid scolaire que nous avons rencontré dans notre enquête, le poids des ségrégations devient trop important pour que l’école continue à jouer son rôle d’intégration. D’autant que cet apartheid génère les conditions de sa reproduction : les établissements ghettos produisent des problèmes scolaires et des replis communautaires qui renforcent les processus ségrégatifs eux-mêmes. Le risque est alors de voir l’école « pour tous » devenir le symbole d’une société de ségrégation et d’exclusion ethnique…