Morale de primate
En 1893, Thomas Huxley, le défenseur de Charles Darwin, professait que dans la nature il n’y avait que méchanceté et indifférence. Depuis, les idées ont bien changé. Les études sur les grands singes ont, depuis une quinzaine d’années, popularisé l’idée que le sens moral ne leur est pas inconnu. De quoi parle-t-on ? On a reconnu aujourd’hui de très nombreux cas d’altruisme dans les espèces animales : cela va des chauves-souris qui régurgitent une partie de leur repas au profit de leurs congénères affamés aux baleines qui se portent secours mutuel en cas de maladie ou d’attaque. Mais l’altruisme, bien illustré par les sociétés d’insectes, ne suppose pas de sentiments ni de jugements moraux. Frans de Waal, auteur du Bon Singe, ne doute pas en revanche, de leur présence chez les primates, en particulier supérieurs, qu’il a observés. Que dire en effet des chimpanzés qui caressent leurs congénères malades ou blessés, tentent de calmer les adversaires, émettent des cris plaintifs, font le deuil de leurs morts en hurlant si ce n’est qu’ils éprouvent de la sympathie, et pas seulement pour leurs enfants mais pour leurs semblables ? Que dire également de ce jeune mâle battu par un autre qui, pendant des jours, fait mine de boiter devant lui ? Qu’il sait que l’autre éprouve de la pitié ? Ainsi les actes de partage, de coopération, de réconciliation, de consolation, les gestes de protestation, d’indignation, de soumission ne seraient pas de simples réflexes de conservation, mais fondés sur des ébauches de sentiments moraux. Elle est confortée par des expériences récentes : Sarah F. Brosnan et F. de Waal, par exemple, ont observé que des singes capucins à qui l’on donne des récompenses inégales peuvent donner des signes d’indignation. Mais est-on bien sûr qu’ils éprouvent un sentiment d’injustice ?
Frans de Waal, Le Bon Singe. Les bases naturelles de la morale, Bayard, 1997.
Fabrice Clément, « Du proto-soi social au sujet moral », in Christine Clavien et Catherine El-Bez (dir.), Morale et évolution biologique. Entre déterminisme et liberté, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2007.
À quoi bon sacrifier ?
Admettons que l’homme naisse équipé de sentiments moraux. À quoi sont-ils bons ? Selon la théorie de l’évolution, ce qui est sélectionné doit présenter un avantage reproductif pour l’individu. Or, a priori, se sacrifier, coopérer ou compatir représente plutôt un handicap. Un peu de gymnastique a été nécessaire pour imaginer plusieurs solutions à cette énigme. Premier temps : la notion de sélection de groupe. Elle peut rendre compte des dispositions altruistes entre proches. En se sacrifiant à des apparentés, l’individu favorise la perpétuation d’une partie au moins de ses gènes. Cela explique par exemple que lorsqu’une ruche est attaquée, les abeilles ouvrières qui sont stériles se suicident au profit de la reine pondeuse. Le succès reproductif des abeilles « kamikazes » se vérifiera au niveau du groupe, pas de l’individu. Mais, la morale humaine ne s’adresse pas qu’aux parents proches. Un second mécanisme a donc été invoqué, l’altruisme réciproque, qui dit ceci : deux individus quelconques qui coopèrent de manière réitérée et équilibrée seront favorisés par rapport à ceux qui ne coopèrent pas. Le gène de la réciprocité (et du sentiment de gratitude qui va avec) se serait répandu ainsi au cours de l’évolution. Défaut du modèle : il ne s’applique qu’à des paires d’individus, et n’explique pas comment la réciprocité devient une norme collective.Troisième suggestion : la « punition altruiste ». Chez les humains, les individus prennent souvent la peine de punir les dommages causés à un tiers par un escroc ou un agresseur. Le sentiment déclencheur est la compassion envers la victime. Ce comportement découragerait les tricheurs et contribuerait donc à leur insuccès social. Ce modèle a une qualité : il tient compte du fait que les normes morales sont aussi punitives.
Inutile de dire que l’ensemble de ces spéculations ont leurs adversaires. D’après le philosophe Nicolas Baumard, elles ne rendent compte ni des émotions ni des règles de la morale humaine : l’altruisme est réduit à un comportement, alors que les normes morales sont des représentations abstraites.
Nicolas Baumard, « La morale n’est pas le social », Terrain, n° 48, février 2007.
Christine Clavien, « Petite introduction aux théories évolutionnistes », in Christine Clavien et Catherine El-Bez (dir.), Morale et évolution biologique. Entre déterminisme et liberté, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2007.
De la réticence à manger son chien
La morale se présente souvent comme un catalogue de principes, d’injonctions et d’interdits variables selon les cultures. Mais lorsqu’est posée la question de l’origine de ces normes, trois réponses simples sont avancées : (1) Dieu, (2) la société, (3) l’individu. En général, cette dernière solution est celle qu’adoptent les psychologues qui se penchent sur la question. Reprenant la thèse du philosophe David Hume, ces psychologues affirment aujourd’hui que le fondement des jugements moraux chez l’homme se trouve dans une faculté spontanée – et sans doute innée – d’éprouver des sentiments ou des intuitions d’approbation ou de rejet face à certains actes. Jonathan Haidt, Sylvia H. Koller et Maria G. Dias en donnent depuis 1993 des exemples expérimentaux. Sondage : un chien est tué accidentellement par une voiture. Ses maîtres recueillent son corps et décident de le manger au repas du soir. Qu’en pensez-vous ? La majorité des sondés est choquée. Pourquoi ? Aucun dommage n’est en cause, mais les gens éprouvent un sentiment qui varie entre le dégoût et l’indignation.Récemment, le psychologue Mark Hauser distinguait plus finement entre intuitions et raisonnements moraux. Test :
(A) Vous pouvez éviter la mort de cinq personnes en détournant un train qui en tuera néanmoins une autre. Le faites-vous ?
(B) Vous pouvez éviter la mort de cinq personnes en en jetant une autre sous le train. Le faites-vous ?
La question a été posée à des milliers de personnes dans le monde entier, et les résultats sont assez uniformes. Réponse ? (A) = majorité de « oui », (B) = majorité de « non ». Cela voudrait dire que nos décisions morales ne sont pas calculées, mais intuitives, et ne dépendent pas de notre environnement culturel et social. Selon J. Haidt, l’homme naît équipé de quatre « modules cognitifs » gouvernant ses sentiments moraux. Ces modules sont sensibles à (1) la souffrance éprouvée par autrui (empathie), (2) la hiérarchie (respect ou rancœur), (3) la réciprocité (gratitude ou indignation), (4) la pureté (dégoût). Ces quatre déclencheurs suffiraient à engendrer toutes les morales.
Elliot Turiel, « Nature et fondement du raisonnement social dans l’enfance », in Jean-Pierre Changeux (dir.), Fondements naturels de l’éthique, Odile Jacob, 1993.
Jonathan Haidt, Sylvia H. Koller et Maria G. Dias, Affect, culture, and morality, or is it wrong to eat your dog ?, Journal of Personality and Social Psychology, vol. LXV, n° 4, octobre 1993.
Jonathan Haidt et Craig Joseph, « De l’unité des intuitions morales à la diversité des vertus », Terrain, n° 48, février 2007.
Le rôle de la culture
Le modèle standard de l’apprentissage et de l’expérience soutient que l’on peut inculquer n’importe quelle valeur à un individu à condition d’y mettre du temps, de l’énergie et un environnement favorable. Cela correspond ce que nous observons tous les jours : nécessité de l’éducation, instabilité individuelle des comportements et variabilité des normes morales selon les cultures. Tout cela serait-il incompatible avec la thèse des sentiments moraux ? Pas exactement. Voyons ce qu’il en est des apprentissages. En réalité, ça ne se passe pas si facilement. Le philosophe Shaun Nichols a pu montrer, en étudiant plusieurs générations de manuels de bonnes manières, que les interdits chargés d’émotions se transmettent bien mieux que les autres. Ce qui est dégoûtant (se moucher, cracher) est toujours conservé. Ce qui est neutre (le plan de table) change fréquemment. La présence d’une émotion favorise la transmission des normes. Voyons maintenant la question des cultures. Exemple : les Égyptiens épousaient volontiers leur sœur, les Fidjiens mangeaient leurs ennemis, et en Afrique de l’Est, on excise toujours les petites filles. Si le rejet de l’inceste, l’horreur du cannibalisme et la pitié pour les enfants sont fondamentaux, comment est-ce possible ? Parce que les cultures sont le fruit de modifications lentes. Leur variation, expliquent Dan Sperber et Lawrence Hirschfeld, résulte d’une dérive cognitive. Les émotions morales, elles, sont nées à propos d’objets premiers (leur domaine propre). Le modèle de la compassion, c’est ce que la mère éprouve pour ses enfants. Par la suite, des objets assimilés vont susciter la même réaction : animaux rondouillards, jouets en peluche… C’est cela qui varie selon les cultures. Les sociétés mobilisent différemment les modules émotionnels (p. 23) : certaines insistent sur la loyauté et la hiérarchie, d’autres sur la réciprocité et l’égalité. Ces modules peuvent être déplacés : le racisme consiste à porter des jugements d’impureté sur des personnes ordinairement respectées. On peut ainsi arriver à juger que manger ses ennemis, c’est leur rendre un service, et qu’épouser sa sœur est charitable. Ces glissements d’objets et de valeurs sont culturellement inculqués, et représentent le système particulier des vertus propres à chaque société.Shaun Nichols, « Un fragment de la généalogie des normes », Terrain, n° 48, février 2007.
Dan Sperber et Lawrence A. Hirschfeld, « The cognitive foundation of cultural stability and diversity », Trends in Cognitive Sciences, vol. VIII, n° 1, janvier 2004.