À ma droite, le « travailler plus pour gagner plus », à ma gauche la « valeur travail » : attention, messieurs dames, le combat va commencer ! On a rarement vu une élection présidentielle française se focaliser autant sur la question du travail que celle de mai 2007. Pendant que l’un des candidats se plaisait à exalter la vieille éthique du dur labeur, son adversaire tentait de réparer les dégâts d’un slogan malheureux : « le déclin de la valeur travail » n’était décidément plus au goût du jour. Figurait en tout cas au cœur du débat le sens que chaque individu accorde au travail, la satisfaction qu’il est en droit d’y trouver et qu’il y trouve – ou non.
Pour peu que l’on prenne un peu de distance, ce questionnement correspond très précisément à celui de la philosophie sociale, dont Axel Honneth a récemment rappelé les traits distinctifs (La Société du mépris, 2006). Cette tradition qui va de Rousseau à Habermas se singularise de la philosophie politique et de la philosophie morale, en rapportant systématiquement les critères de la « vie bonne » aux conditions sociales effectives. Dans sa quête de réalisation de soi, l’individu trouve-t-il dans les sociétés modernes un terrain propice ou y rencontre-t-il des limites structurelles qui entravent ses aspirations ? Autrement dit, ces sociétés ont-elles accouché de « pathologies sociales » qui contrarient les potentialités émancipatrices qu’elles recèlent ? C’est avec un questionnement de ce genre que des figures majeures de la philosophie sociale comme Karl Marx et Hannah Arendt ont abordé la question du travail.
Le sens du travail
Pour le premier, le travail constitue le vecteur privilégié de la réalisation de soi. L’image du travailleur est celle de l’Homo faber, l’homme qui maîtrise la nature et matérialise ses efforts dans la fabrication d’objets. Marx pose cependant une condition : les hommes ne peuvent se réaliser dans leur travail que dans la mesure où ils s’y autodéterminent. Or cette condition n’est pas réunie dans le capitalisme, puisque celui-ci prive les travailleurs de la maîtrise de leur travail, en les subordonnant au propriétaire des moyens de production, le capitaliste. Niant les besoins essentiels de l’homme, le capitalisme donne lieu, aux yeux de Marx, à une pathologie sociale, l’aliénation, par laquelle les hommes se voient dépossédés du sens de leur travail (Manuscrits de 1844).
Cette analyse comporte, aux yeux d’Hannah Arendt, un défaut majeur, celui d’identifier l’action humaine, la praxis, au seul travail (Condition de l’homme moderne, 1958). Or, pour la philosophe allemande, ce dernier constitue le degré le plus bas de la vita activa. Enfermé dans la sphère de la nécessité, assurant la simple reproduction biologique de la vie humaine, le travail ne peut être porteur de sens. À l’image du balayeur qui nettoie tous les matins la même rue, il ne saurait constituer un vecteur d’expression de soi. Il en va autrement de l’œuvre, registre d’activité par lequel l’individu produit un objet destiné à lui survivre, à laisser une trace dans le monde – on retrouve ici l’Homo faber de Marx. Pour H. Arendt, l’individu n’accède cependant à ce qui fait l’essence de la vie humaine que lorsqu’il s’inscrit dans l’action : c’est lorsqu’il intervient dans l’espace public, celui de la politique, que l’homme révèle sa singularité et accomplit sa liberté.