Voici pour une fois un livre de sociologie qui confirme ce que suggère le sens commun : nous sommes une majorité à rester perplexe devant les oeuvres de certains artistes contemporains. Nathalie Heinich consacre à ce «rejet de l'art» des pages convaincantes et drôles. Mais elle associe aussi l'analyse savante et la narration habile pour nous inviter à dépasser ce rejet et à pénétrer le «véritable laboratoire expérimental de la sociologie» que constitue à ses yeux l'art contemporain.
Né à la veille de la Première Guerre mondiale avec le Carré noir peint par Casimir Malevitch et l'Urinoir exposé horizontalement par Marcel Duchamp sous le titre Fountain, l'art contemporain repose sur un nouveau paradigme individualiste, celui de la transgression permanente des règles au nom de l'intériorité irréductible de l'artiste. Paradigme qui radicalise celui de l'art moderne (abstrait) où seul était mis en cause le principe de la figuration. Ce qui est désormais en jeu, c'est la liberté absolue du créateur qui doit transgresser toutes les règles traditionnelles de l'expression artistique (le cadre, le matériau ou le socle, le lieu d'exposition, l'émotion esthétique, etc.) pour proposer de la nouveauté. De ce triple jeu : transgression (par l'artiste), réactions (du public, des spécialistes et des pairs) et, éventuellement, intégration, c'est-à-dire reconnaissance de l'oeuvre. Triple jeu qui fonctionne, selon l'auteur, comme « une partie de main chaude », puisque chaque nouvelle oeuvre reconnue appelle une transgression par les suivantes, de nouvelles réactions, et ainsi de suite. De là aussi l'hermétisme de cet art «hors limite» dont le sens demande à être explicité sans cesse puisqu'il ne repose pas sur un code commun de perception esthétique. N. Heinich montre ainsi que l'on peut appliquer au champ de l'art contemporain un modèle inspiré de la sociologie des religions : les artistes sont les prophètes; les critiques, les galeristes et les conservateurs de musées sont les prêtres, le public constituant les fidèles ou les mécréants. Ce système tend à fonctionner en vase clos, puisqu'il faut une «conversion du regard» pour y adhérer, ce qui confère notamment aux critiques un rôle essentiel. L'art contemporain n'existe pas sans son exégèse.