Dans le monde politique moderne, les démocraties du Nord de l’Europe (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède) sont généralement considérées comme des exemples. Ces pays arrivent systématiquement en tête des différents classements qui tentent de comparer les niveaux de démocratisation à l’échelle internationale. Quand bien même on peut discuter de la pertinence globale des critères de mesures de la démocratie, cette régularité est néanmoins remarquable. Selon le World Audit of Democracy (1), en 2009, le Danemark et la Suède occupaient les deux premières positions, la Finlande était quatrième et la Norvège sixième (ces pays occupant les quatre premières places pour la liberté de la presse et se situant dans les dix premiers pour la faiblesse de la corruption).
L’un des traits communs à tous ces régimes politiques est sans aucun doute leur très grande stabilité durant cette époque particulièrement tourmentée que fut le xxe siècle. En effet, si l’on peut légitimement s’interroger sur la précocité de la démocratisation de ces pays nordiques, il est incontestable qu’une fois établis, leurs régimes n’ont pratiquement pas été remis en question, que ce soit par des révolutions ou des coups d’État – hormis durant la période de l’occupation allemande en Norvège et au Danemark. Qui plus est, la démocratisation s’est poursuivie et approfondie, en vertu des deux principes cardinaux de liberté et d’égalité tenus ensemble. Certes, ce constat peut aussi surprendre si l’on considère que la monarchie a perduré dans trois de ces pays (Danemark, Norvège, Suède), alors que les deux autres (Finlande et Islande) sont des républiques. En fait, les souverains n’ont depuis longtemps qu’un rôle protocolaire et symbolique, héritage d’une transition politique pacifique et non révolutionnaire.
Si les Scandinaves (2) ont contribué à repousser les frontières de la démocratie, il n’existe pas de perfection en la matière et leur trajectoire peut aussi être examinée de manière plus critique dans des domaines particuliers tels que le commerce (notamment des armes) avec des régimes autoritaires à différentes époques, les conditions de l’intégration des populations immigrées ou le déclin de la participation citoyenne. Mais il faut aussi remarquer que les pays nordiques sont rarement les derniers à pratiquer leur introspection : ils ont ainsi été les pionniers dans la conception d’un audit indépendant de la démocratie et du pouvoir dès la fin des années 1970 en Norvège, et reproduit ensuite en Suède et au Danemark.
On se demandera donc successivement dans quelle mesure les démocraties scandinaves ont été précoces, stables et exemplaires, en privilégiant les cas danois, norvégien et suédois.
Des démocraties précoces ?
Tout d’abord, quelques éléments de contexte permettent de prendre en compte la géopolitique de la région. En effet, plusieurs de ces pays, la Norvège, la Finlande et l’Islande ne sont devenus indépendants qu’au xxe siècle. Auparavant ils étaient sous la souveraineté des puissances dominantes de la région : Suède, Danemark et Russie. Ainsi la Norvège n’acquiert-elle son indépendance qu’en 1905 après avoir été suédoise au xixe siècle et danoise depuis le haut Moyen Âge. La Finlande est séparée de la Russie en 1917, dont elle dépendait depuis 1809 après avoir constitué une partie du territoire suédois. Enfin, l’Islande devient indépendante vis-à-vis du Danemark en 1944, à l’issue d’un long processus. En revendiquant leur autonomie, on peut dire que ces trois pays ont été des pionniers de la démocratisation alors que la Suède et le Danemark restaient plus longtemps marqués par le poids de l’institution monarchique et d’un passé parfois absolutiste (3). Malgré son statut de dominion suédois, la Norvège proclame une constitution très libérale en 1814, développe une proto-démocratie locale et même une forme de parlementarisme dès 1884. Alors qu’elle est colonisée par la Russie, la Finlande est un des premiers pays au monde à instaurer le suffrage réellement universel, en 1906 (4). Quant à l’Islande, elle est connue pour son régime d’assemblée originale et particulièrement « égalitaire » au Moyen Âge (Althing).
L’ensemble de ces États adopte le parlementarisme entre 1880 et 1920. Les modes de scrutin dominants sont précocement de type proportionnel, avec des variantes complexes, notamment la possibilité fréquente de hiérarchiser les candidats sur les listes (dès 1920 au Danemark). Même si la Norvège rétablit la monarchie en 1905, la portée en est largement symbolique, mais en Suède et au Danemark, les souverains continuent à jouer un rôle politique certain jusque dans l’entre-deux-guerres, sans toutefois qu’ils puissent s’opposer durablement à la démocratisation. En réalité, il existe aussi des traditions anciennes et ancrées d’assemblées en Suède, avec une représentation paysanne unique en Europe aux côtés des ordres de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie (5). C’est aussi dans ce pays que les principes de liberté d’expression et de garantie contre la censure sont établis le plus tôt, dès la fin du xviiie siècle. Aujourd’hui encore, il existe une législation particulièrement libérale en matière de transparence et de communication des actes publics au bénéfice des citoyens. Si les partis libéraux et sociaux-démocrates ont joué un rôle indéniable dans la promotion de la démocratisation et du suffrage, d’autres organisations y ont aussi contribué, parfois à des fins tactiques : au début du xxe siècle, les partis conservateurs souvent dominants, comme en Suède et au Danemark, se convertissent à la proportionnelle car elle permet de limiter la croissance électorale fulgurante de la social-démocratie. Les puissants mouvements paysans appuieront aussi politiquement la social-démocratie au pouvoir dans les années 1930.
Enfin, on ne saurait oublier l’importance des « mouvements populaires » (folkrörelse) dans la démocratisation des sociétés : dès le xixe siècle émergent à la fois des églises protestantes « libres » qui s’opposent à la hiérarchie du luthéranisme d’État, des mouvements d’éducation populaire pour adultes très puissants à l’initiative du pasteur et philosophe danois Nikolai Grundtvig (1783-1872) – qui participent à l’émancipation des citoyens –, mais aussi des coopératives œuvrant à une certaine démocratisation économique aux côtés des mouvements ouvriers déjà cités (6). Ces nébuleuses jouent indéniablement un rôle dans la consolidation de la démocratie, qui s’étend pour partie au domaine de l’économique.
Des démocraties stables ?
Alors que la Scandinavie a connu la même histoire violente et guerrière que le reste de l’Europe jusqu’à l’époque napoléonienne, elle s’est ensuite distinguée par un neutralisme et un pacifisme durables (7). Si Kant supposait qu’en théorie la démocratie favorise la paix, la réciproque est au moins aussi vraie. Les régimes démocratiques n’ont ainsi pratiquement pas souffert de remise en cause, hormis durant l’occupation allemande qui voit la mise en place d’un gouvernement fantoche en Norvège (8) et contraint la Suède et la Finlande à collaborer économiquement ou militairement avec l’Allemagne. La stabilité des institutions a été particulièrement forte, avec une longévité remarquable des constitutions qui se sont adaptées pour prendre acte du retrait du pouvoir monarchique. La Norvège dispose de la plus ancienne constitution d’Europe, datant de 1814. Toutefois, au Danemark et en Suède, les revendications républicaines de la gauche ont été remisées et l’institution monarchique a subsisté en se modernisant bien plus profondément qu’au Royaume-Uni et en adoptant une culture démocratique.
Certains partis ont également dominé durablement la vie politique, ce qui n’est pas nécessairement à porter au crédit de la vigueur démocratique. Cependant, malgré les pesanteurs indéniables de ce type de phénomène, le respect du pluralisme et le partage du pouvoir à l’échelle parlementaire ont été de mise. La Suède est bien sûr l’exemple le plus marquant puisque la social-démocratie y a gouverné seule ou en coalition de 1932 à 1976, de 1982 à 1991 puis de 1994 à 2006. Son homologue norvégien a aussi trusté les fonctions exécutives (9). En Islande, c’est le parti de l’indépendance (conservateur) qui a dominé depuis 1945. Dans un autre style, ce sont les coalitions qui ont caractérisé le paysage politique finlandais, rassemblant parfois la majorité des partis comme dans les gouvernements « arc-en-ciel » des années 1990 (10). Si les systèmes de partis sont longtemps restés étonnamment stables, ils sont entrés en tension depuis les années 1960-1970 avec un accroissement de la volatilité électorale et l’apparition de nouvelles organisations à gauche comme à droite. La meilleure illustration en est sans doute l’élection législative danoise de 1973 où les nouveaux partis emportent pas moins de 26 % des suffrages, provoquant un séisme politique. En Norvège, le parti du progrès né à cette époque, représentant une droite radicale aux accents populistes et parfois xénophobes, est devenu la deuxième force politique du pays depuis quelques années.
Enfin, dans cette oasis de paix et de stabilité démocratique, les phénomènes violents se distinguent et ont un grand retentissement. L’assassinat toujours mystérieux du Premier ministre suédois Olof Palme (1986) et celui de la ministre des Affaires étrangères Anna Lindh par un déséquilibré mental (2003) reflètent le faible niveau de protection dont les politiques s’entourent. On rappellera également que les pays nordiques hébergent un nombre non négligeable de groupuscules extrêmes, de type néo-nazi par exemple, qui ne répugnent pas à des accès de violence imprévisible.
Des démocraties exemplaires ?
L’exemplarité a été un thème récurrent de l’approche des démocraties nordiques, souvent perçues comme des modèles à bien des égards. Le degré d’universalité et de générosité des politiques sociales a été considéré comme la base d’une citoyenneté sociale élargie, ancrée dans une conception égalitaire de la société. Si les inégalités socio-économiques ont augmenté comme presque partout depuis une trentaine d’années et avec l’arrivée de nouvelles populations étrangères, elles restent encore aujourd’hui les plus faibles au monde (après taxes et transferts sociaux), et ce en dépit de l’enrichissement de la Norvège lié au pétrole depuis les années 1970 (11). En dehors de l’État-providence, les velléités de démocratisation et de socialisation de l’économie ont existé mais sont restées limitées historiquement, avec des résurgences dans les années 1970. Le principe d’égalisation est cependant encore à l’œuvre, comme en témoigne l’obligation faite aux comités d’entreprises norvégiens d’accueillir 40 % de femmes en leur sein ou bien la représentation élevée de celles-ci dans les assemblées parlementaires (entre 38 et 47 %) (12). Ces tendances ont souvent été critiquées, surtout de l’extérieur, comme des entraves à la liberté, l’assaut le plus virulent étant sans doute celui du journaliste Roland Huntford qui, dans les années 1970, qualifiait la Suède de « nouveau totalitarisme » dans un pamphlet au vitriol. Il est vrai que le degré élevé de consensus politique et social a pu être perçu à la fois comme exemplaire et pesant, mais l’importance accordée à la consultation et à la négociation est un des éléments-clés d’une culture démocratique qui n’est pas non plus exempte de conflits, de mouvements de grève et de protestation. Ainsi la concertation entre patronat et syndicats s’est-elle considérablement compliquée sur le plan de la fixation des salaires depuis une vingtaine d’années.
La participation politique a toujours semblé être une grande force de ces démocraties où plus de 80 % des électeurs se rendent en général aux urnes (hormis pour les élections européennes). Les taux de syndicalisation atteignent parfois les mêmes niveaux comme en Suède. Néanmoins, l’érosion lente de cette participation, la défiance à l’égard des partis et des élites et la plus grande diversité culturelle ont incité à réfléchir aux mécanismes de la citoyenneté et du « capital social ». Dès les années 1970, le gouvernement norvégien a lancé un vaste « audit » de la démocratie et du pouvoir qui a été reconduit à la fin des années 1990 et a essaimé dans les pays voisins depuis vingt ans (13). La Suède a même un temps créé un ministère spécial de la démocratie. Cela traduit une volonté assez rare d’introspection et de confrontation aux problèmes institutionnels.
Peut-être plus qu’ailleurs, la classe politique a su se renouveler et s’ouvrir, par exemple aux jeunes – souvent appelés à des responsabilités parlementaires et ministérielles bien avant quarante ans –, mais aussi aux femmes qui représentent entre 37 % et 46 % des assemblées et, dans une certaine mesure, aux personnes issues de l’immigration. Mais, plus généralement, l’intégration de certaines catégories d’immigrés et la conception du multiculturalisme dans des pays ethniquement très homogènes restent un problème important. D’une part, le Danemark a adopté une politique migratoire de plus en plus restrictive et contraignante, notamment sous la pression du parti du peuple danois. Depuis 2005, l’affaire des caricatures de Mahomet n’a pas non plus facilité les relations interculturelles (14). D’autre part, le modèle social égalitariste atteint ses limites pour traiter de phénomènes classiques de concentration et de ségrégation de certaines populations dans les espaces urbains, particulièrement en Suède et au Danemark.
Au final, si les démocraties nordiques ont été parmi les plus précoces, elles ont indéniablement été les plus stables et les plus remarquables jusqu’à nos jours, montrant une grande capacité à s’adapter aux défis de la modernité. Certes, la collaboration plus ou moins forcée avec l’Allemagne nazie, les politiques ouvertement « eugénistes » conduites entre les années 1930 et 1970 dans la plupart des pays (15), voire l’affirmation de la Suède dans le commerce mondial des armes ont pu être considérées à juste titre comme problématiques, contrastant avec l’engagement ancien pour les libertés et la démocratie dans le monde. Les Scandinaves ont en effet toujours été aux avant-postes de la solidarité internationale, piliers de la SDN puis de l’Onu et généreux contributeurs à l’aide au développement. La remise hautement symbolique du prix Nobel de la paix, à Oslo, reflète un engagement qui se veut moral dans les relations internationales. Toutefois, les pays nordiques sont de plus en plus rattrapés par la question du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales à domicile, notamment dans le traitement des populations migrantes qui ne manquent pas d’être attirées par ces terres d’asile privilégiées. La confrontation aux juridictions internationales en la matière est ainsi un cruel rappel à la réalité. On peut aujourd’hui se demander si ces démocraties sauront, face au défi multiculturel, trouver comme elles l’ont fait par le passé, un équilibre durable.
Notes
1. Le World Audit of Democracy est un rapport qui compile et compare les données de grandes organisations comme Freedom House, Transparency International, Amnesty International, etc. L’Islande n’est pas intégrée au rapport.
2. Nous utiliserons les termes « nordiques » et « scandinaves » de manière interchangeable. La Finlande occupe une place spécifique en raison de sa langue majoritaire, le finnois, parlée par plus de 90 % de la population (l’autre partie parlant le suédois).
3. L’absolutisme danois s’achève tardivement et abruptement après 1848.
4. Le droit de vote à l’échelle nationale est accordé aux femmes en Norvège en 1913 et en Islande en 1915 et entre 1918 et 1921 au Danemark et en Suède.
5. Les paysans jouent aussi un rôle important dans la démocratisation du Danemark.
6. Sans parler des ligues de tempérance et de lutte contre l’alcoolisme, plus rigoristes, mais qui mobilisent très fortement.
7. Les principales exceptions sont la guerre des duchés entre Prusse et Danemark (1864), la guerre civile finlandaise entre « rouges » et « blancs » à l’issue de l’indépendance (1918), la guerre d’hiver (1939-1940) à l’initiative de l’URSS contre la Finlande puis l’engagement de celle-ci contre les Soviétiques aux côtés de l’Allemagne. Danemark et Norvège furent occupés par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale et firent ensuite partie de l’Otan.
8. Dirigé par Vidkun Quisling.
9. Et dans une moindre mesure au Danemark.
10. Mais au moins un président finlandais a exercé un pouvoir individuel exceptionnel, Urho Kekkonen de 1956 à 1981 (et Premier ministre de 1950 à 1953 et de 1954 à 1956).
11. L’État norvégien a mis en place un fonds spécial unique au monde pour les revenus pétroliers, visant notamment à financer les retraites des générations futures, et dont les placements privilégient certains critères « éthiques ».
12. Il faut noter que ce résultat provient de l’imposition graduelle par les partis de quotas électoraux en lien avec la pression des groupements féministes.
13. En Suède, il existe aussi une évaluation annuelle conduite par une institution indépendante, SNS.
14. En 2005, le journal Jyllands Posten avait publié douze caricatures du prophète qui ont été instrumentalisées par certains groupes musulmans pour orchestrer un scandale international.
15. Des mesures de stérilisation, plus ou moins volontaires ou contraintes, ont concerné un nombre important de femmes, de personnes handicapées ou supposées telles, à l’instar des États-Unis. Peu débattu à l’époque, cet épisode a suscité des polémiques importantes dans les années 1990.
Marc Olano