Les énigmes de la musique Entretien avec Jean-Pierre Changeux

Le neurobiologiste évoque sa carrière, l’avenir des neurosciences… 
et surtout sa passion, la créativité musicale, qu’il aborde dans
 un livre co-signé avec les compositeurs Pierre Boulez et Philippe Manoury. Pourquoi la musique est-elle le propre de l’Homme ?

La musique semble intéresser davantage les neuroscientifiques que d’autres arts. Pourquoi, selon vous ?

Il est plus facile d’étudier ses effets, car la musique se déroule dans le temps. Et puis, elle intrigue. Il y a pas mal d’aspects énigmatiques dans la musique. C’est un mode de communication qui touche les subjectivités, une sorte de discours, mais n’utilisant pas de mots porteurs de sens. C’est comme la console d’un orgue : certaines notes ou mélodies ont un impact que d’autres n’auront pas. Le langage, lui, se réfère à des objets de sens : un son correspond à une signification, un signifiant correspond à un signifié. Ces relations arbitraires sont acquises pour une langue donnée, mais les sens sont universels. Dans le cas de la musique, les signifiants portés par les sons, les harmonies, les rythmes, correspondent à des signifiés qui n’ont à mon avis rien à voir avec ceux du langage. C’est un autre « vocabulaire », si j’ose dire. Il existe tout un répertoire encore très mal connu de relations entre les sonorités et les émotions.

Que pensez-vous des théories selon lesquelles musique et langage pourraient avoir des origines communes ?

La question des origines se situe à deux niveaux : dans l’évolution, et dans le développement du nouveau-né.

Côté évolution, il est très difficile de reconstituer l’histoire paléontologique de la perception musicale. Il existe des espèces animales, comme les oiseaux et certains mammifères, produisant des sons musicaux. Chez les sociétés de singes anthropoïdes comme les chimpanzés, les orangs-outangs ou les gorilles, il peut y avoir des cris d’alarme, d’appel, des comportements rythmés, mais pas de musique. C’est vraiment avec l’Homo sapiens que le sens musical se développe. Dérive-t-il du langage ou pas ? La question n’est pas résolue. Certains évoquent un « musilangage » commun à la musique et au langage, et qui se serait différencié. Je propose une théorie un peu osée, basée sur l’asymétrie entre les deux hémisphères, propre à l’hominisation : la surface corticale accessible à diverses empreintes culturelles a doublé, à certains moments critiques de l’évolution, par exemple chez Homo habilis. Ce qui a, selon moi, permis d’accroître les capacités cognitives, mais aussi de stockage de l’information, et de développer une répartition entre langage et musique, avec une préférence, chez les droitiers, de l’hémisphère gauche pour le langage, et du droit pour la musique. Non sans chevauchements, l’asymétrie n’étant pas absolue puisque les deux hémisphères contribuent dans les deux cas.

Côté développement, je pense qu’il existe une prédisposition au sens musical. On n’a pas la preuve d’un musilangage chez le nouveau-né. En revanche on distingue très tôt chez lui, dès les premiers jours, des territoires intervenant dans la musique ou le langage. Pour autant on ne peut parler d’une relation simple entre gènes et dispositifs cérébraux. Les prédispositions génétiques générales doivent composer avec l’environnement culturel humain, qui n’a pas d’équivalent chez d’autres espèces. Ce que j’ai appelé l’épigenèse connexionnelle, et qu’on qualifie aussi de darwinisme neuronal, fait que certaines connexions cérébrales se stabilisent au fil de nos expériences, tandis que d’autres disparaissent. L’épigenèse agit même au stade prénatal : le fœtus apprend à reconnaître et discriminer le langage de sa mère. Plus tard les babillages sont influencés par le langage, d’autres sont plus musicaux. Les vrais chants s’acquièrent vers 18 mois. Les berceuses sont des formes musicales universelles : le bébé est sensible à la musique mais aussi à certains rythmes et mélodies qui le calment et l’endorment. L’épigénèse reste centrale dans ces acquis culturels, qui ne sont pas simplement individuels mais relèvent aussi du groupe social, de l’apprentissage entre les générations…

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La musique participe ainsi au lien social et plus généralement à l’organisation de la vie culturelle, ne serait-ce que par la danse ou les musiques rituelles ou religieuses qui furent parmi les premières d’entre toutes. C’est un dispositif universel, mais pas nécessairement cultivé de la manière dans toutes les familles ou sociétés. En Occident, la musique s’est développée d’une manière parallèle au langage ou à la science. Le langage a conduit à la connaissance scientifique, pas la musique. Ce qui n’a pas empêché la musique d’évoluer, avec un aspect scientifique dans la manière d’organiser les sons. Pierre Boulez et moi nous accordons dans le fait de dire que pour comprendre la musique d’aujourd’hui, il faut être familier avec celle qui l’a précédée. Sans nécessairement avoir pratiqué Bach, il faut du moins être familier avec Debussy, Messiaen, John Cage… La science est en constant progrès, mais on ne peut parler de progrès pour l’art : il y a une évolution par renouvellements. On ne peut dire que la peinture de Jeff Koons ou Picasso constitue un progrès par rapport à Poussin ou au Parthénon.