On en a déjà beaucoup parlé. Au printemps 1996, Alan Sokal, professeur de physique à l'université de New York, faisait paraître dans la revue culturelle de bon niveau, Social Text, un article intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Quelques semaines plus tard, il révélait que ce texte était un pastiche fabriqué à base de citations de philosophes contemporains et qu'il contenait un nombre aussi élevé d'absurdités scientifiques que d'affirmations gratuites. On pouvait y lire, par exemple, que la science moderne prouve que « la réalité n'existe pas », ou encore que la « gravitation quantique a de profondes implications politiques, bien entendu progressistes ». Pourquoi cette mystification ? Alan Sokal se disait inquiet et irrité par le déclin, dans certains milieux de la gauche académique américaine, du niveau d'exigence intellectuelle. Principale cible visée : le courant des cultural studies, une branche « postmoderne » de la sociologie qui pratique délibérément la fusion entre démarche scientifique et interprétation littéraire. Très en vogue chez les étudiants en lettres, les spécialistes de cultures minoritaires, les féministes, les cultural studies expriment volontiers une vision relativiste du savoir scientifique. En montrant qu'on publiait à peu près n'importe quoi dans Social Text, Sokal a voulu surprendre ses éditeurs en flagrant délit de paresse intellectuelle et de complaisance idéologique. Premier scandale : l'affaire a diffusé largement hors du milieu universitaire et, pendant plusieurs semaines, on a discuté du relativisme et de la pertinence des sciences sociales jusque dans des quotidiens de province des Etats-Unis. L'histoire, parvenue en France en décembre 1996, y a fait également du bruit. Beaucoup des philosophes cités par Sokal sont français et non des moindres : Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Serres, Jean-François Lyotard, et d'autres. Tous les commentateurs - ou presque - acceptèrent, à ce moment, de rire de la farce, mais les intentions de son auteur ont été parfois violemment dénoncées.
Sokal persiste et signe
Deuxième temps de l'affaire : en septembre 1997, Sokal, associé à Jean Bricmont, professeur de physique à l'université de Louvain, récidive. Il publie à Paris, sous un titre sans appel (Impostures intellectuelles, Odile Jacob) un bêtisier scientifique des intellectuels français en question. La géométrie de Jacques Lacan, les mathématiques de Julia Kristeva, la physique défaillante de Luce Irigaray, de Paul Virilio et de Jean Baudrillard, ainsi que le traitement appliqué par Bruno Latour à la théorie de la relativité, y sont tournés en ridicule. Zéro pointé : tous ces penseurs ne sauraient pas de quoi ils parlent. Cette fois, les réactions sont très vives et la presse en fait ses délices : un hebdomadaire se demande si « nos philosophes sont des imposteurs », un autre si « nos intellectuels sont nuls »... En retour, c'est la volée de bois vert : Sokal et Bricmont sont accusés de francophobie, de haine envers les sciences humaines, de rationalisme obtu, d'autoritarisme, d'impérialisme, de méchanceté, de bêtise. L'insolence des deux physiciens, leur façon mal élevée de pratiquer la dénonciation publique et de corriger les virgules des maîtres ont énervé le milieu, et transformé assez généralement le débat en échange d'accusations.