Les « Entendeurs de voix » en quête de reconnaissance

Soucieux de proposer une alternative à la psychiatrie traditionnelle, de nouveaux réseaux d'entraide et de solidarité animés par des patients et des professionnels de la santé mentale se multiplient. C'est le cas du mouvement Intervoice, qui coordonne un ensemble de groupes dits « d'entendeurs de voix ». Organisation sympathique mais loufoque ou network visionnaire ? A l'occasion de leur congrès annuel à Nottingham, le Cercle Psy a mené l'enquête.
Imaginez un monde où l'on ne parlerait plus de « fous ». Un pays où ceux qui ont des hallucinations auditives ne seraient plus mis au banc de la société et pourraient trouver du travail sans difficulté. Une ville où les schizophrènes ne seraient plus systématiquement assimilés à des individus dangereux qu'il convient de surveiller, voire de punir, et où entendre des voix ne serait plus une fatalité mais une modalité existentielle, un peu comme certains préfèrent les blondes ou d'autres ne jurent que par les crêpes au beurre salé. Vœu pieux et irréaliste ? Pour les membres d'Intervoice, pas si sûr.
Tout commence en 1997, lorsqu'un groupe de personnes se définissant comme « entendeurs de voix » rencontre des professionnels de la santé mentale à Maastricht. Ensemble, ils décident de créer une structure pour fournir un cadre administratif formel aux multiples regroupements d'entendeurs de voix qui existent alors dans plusieurs pays anglo-saxons. Baptisé Intervoice (The International Network for Training, Education and Research into Hearing Voices), le réseau, co-fondé par le Pr Marius Romme et basé en Angleterre, devient une organisation non-gouvernementale à part entière regroupant des psychiatres, des psychologues, des infirmiers et des entendeurs de voix, et coordonne, treize ans plus tard, plusieurs centaines de groupes locaux dans de nombreux pays.

« Bien plus de gens entendent des voix qu'on veut bien le croire. »

Alors que les hallucinations auditives sont traditionnellement associées à la maladie mentale, Intervoice adopte une toute autre position : entendre des voix n'est pas en soi une maladie. Président de l'organisation, le psychiatre Dirk Corstens explique : « Sachez qu'il y a bien plus de gens qui entendent des voix, et toutes sortes de voix, qu'on veut bien le croire. » On peut en effet supposer que les gens qui entendent des voix ne sont pas tous suivis par un psychiatre. Certains n'osent pas avouer qu'ils entendent des voix, d'autres ne se sentent pas persécutés par elles et ne voient pas où est le problème, d'autres enfin pensent qu'il en va de même pour tout le monde.
Or, pour Intervoice, dépathologiser le phénomène des hallucinations auditives commence par un changement de terminologie : on leur préférera le terme plus neutre « d'entendeur de voix ». De même, on ne parlera plus de « malades » ni même de « patients » mais « d'usagers ». Ainsi, précise le Dr Corstens : « Entendre des voix ne doit pas être pensé en tant que pathologie que l'on se doit d'éradiquer mais comme une expérience riche de sens, à interpréter, intimement liée à l'histoire singulière de l'entendeur de voix et, la plupart du temps, à des traumatismes non résolus. » Lesquels relèvent souvent, dit-il, de l'abus sexuel ou de la violence intra-familiale ou scolaire (moqueries et brimades répétées à l'école).
La convocation de ces idiomes de détresse moderne (l'abus sexuel, la violence intrafamiliale ou scolaire), servant à attribuer une cause à un mal d'origine mystérieuse pour faire chuter l'angoisse, n'est certes pas une nouveauté. Mais on ne voit pas pourquoi l'explication traumatique serait plus bête que celle liée à un excès de dopamine au niveau de la voie mésolimbique. Par ailleurs, on pourrait penser que les recommandations d'Intervoice sur la nécessité de ne pas traiter le patient comme un numéro mais de s'intéresser à son histoire, à la manière dont il a « poussé » (presque au sens bionien de « croissance » (growth)), et à ce qui l'a constitué en tant qu'adulte sont des questions de bon sens, n'importe quel clinicien ayant un tant soit peu de respect pour ses patients se devant d'avoir intégré ces notions. Mais elles sont écrites noir sur blanc à longueur de pages sur le site d'Intervoice, des congrès réunissant plusieurs centaines de professionnels de la santé mentale se tiennent sur le sujet, et Karen Taylor, un des membres influents d'Intervoice, prend la peine d'expliquer que la littérature regorge de personnages qui deviennent fous parce qu'il leur est arrivé quelque chose de terrible… : on ne peut faire comme si tout cela n'avait pas de rapport avec la réalité. Il s’agit aussi d’indicateurs de la froideur, voire du mépris à peine voilé, avec lesquels se sentent traités un bon nombre de nos malades.