Les fondements imaginaires du massacre Entretien avec Jacques Sémelin

Les massacres de masse exigent une approche pluridisciplinaire, en lien avec les causes et facteurs qui agissent dans la fureur meurtrière. L’analyse des dimensions imaginaires de la violence montre que ce n’est pas la folie des hommes qui est en cause mais, parfois, une inquiétante « rationalité délirante ».

Comment étudier les massacres ?

Le massacre est un objet central dans l’histoire du XXe siècle, voire dans l’histoire de l’humanité en général. Or, les chercheurs ont bien des difficultés à appréhender un tel objet. Le domaine a surtout été investi par les historiens, mais peu de travaux ont développé une approche pluridisciplinaire et comparative, ce qui a été ma perspective dans Purifier et détruire, fruit d’une dizaine d’années de recherche 1. Il faut dire que j’ai accumulé, dans mon propre parcours, une formation pluridisciplinaire : au début, j’étais psychologue, puis j’ai fait une thèse d’histoire, j’ai ensuite travaillé en science politique, en relations internationales – notamment aux États-Unis, à Harvard. Mon travail sur la question de la barbarie s’est donc nourri de ces différents points de vue.

Vous identifiez deux moments : d’abord, la cascade de décisions rationnelles menant au massacre, puis le passage à l’acte, où les individus semblent basculer dans l’irrationnel, dans la folie meurtrière.

Dès lors qu’un massacre est perpétré, on a toujours tendance à l’attribuer à la folie des hommes. Or, il convient d’abord d’envisager l’aspect rationnel de telles ­pratiques : les auteurs de ces actes de violence extrême ont toujours des buts politiques – conquérir ou conserver le pouvoir. Cela dit, il y a un moment où le massacreur semble basculer dans l’irrationnel. Toute ma recherche est tendue vers la compréhension de ce processus de basculement, où le rationnel va s’imbriquer avec l’irrationnel, ce que je nomme la « rationalité délirante ». Pour comprendre le phénomène, il est fondamental d’étudier les discours des acteurs. On y trouve des éléments d’ordre paranoïde, ce que confirment les témoignages de survivants rapportant fréquemment que « les hommes sont devenus comme fous ». Cela ne veut pas dire qu’ils sont fous mais que, dans un contexte particulier, les exécutants d’un massacre sont comme emportés par une bouffée délirante. On peut noter aussi un phénomène de dissociation mentale, de « double personnalité » : c’est l’exemple du bon père de famille, dont le travail consiste à mettre à mort des gens à Auschwitz.