Les fourmis européennes et asiatiques nourrissent la cigale américaine. »

Trois questions à Gérard Dorel

 

Gérard Dorel est géographe, auteur de l’Atlas de l’empire américain, qui vient de paraître aux éditions Autrement. Il est aussi président de l’Association de développement du Festival international de géographie (AdFig) de Saint-Dié-des-Vosges. Pour sa 17e édition, du 28 septembre au 2 octobre 2006, le Fig a choisi pour thème « Les géographes redécouvrent les Amériques » à l’occasion des 500 ans de l’invention du mot « Amérique ». Sciences Humaines s’associe à cet événement en publiant un dossier sur « Les sources de la puissance américaine » dans le 4e numéro des Grands Dossiers des sciences humaines.

 

Sciences Humaines : Peut-on parler d’empire américain ?

Gérard Dorel : C’est une question que se posent volontiers les observateurs des Etats-Unis mais beaucoup y répondent avec pas mal d’a priori idéologique, en général pour dénoncer « l’impérialisme américain » assimilé à une domination de nature coloniale, y compris sur des pays qui avaient construit de véritables empires coloniaux à l’échelle planétaire.
En terme purement géographique, les Etats-Unis ont une étendue qui la situe au troisième rang dans le monde, ce qui est un attribut, certes insuffisant  mais nécessaire, du statut géographique d’empire. Mais au-delà de cette dimension géographique bien réelle de l’empire – qui au demeurant vient démentir cet « empire sans frontière » qu’évoquait Claude Julien en 1968 –, on ne saurait oublier les autres attributs de la superpuissance : d’abord, leur capacité à projeter partout dans le monde leurs « légions ». Plus encore, car plus efficace encore, leur puissance productive portée par un génie inventif jamais démenti. Leur ouverture aussi qui a attiré chez eux des dizaines de millions d’hommes de toutes conditions. Si on ajoute à cette panoplie les séductions de la « puissance douce », celle liée à la fascination qu’exercent leurs valeurs et leur culture sur des masses innombrables, nous achevons un inventaire qui fait une puissance impériale d’un genre très différent de celui des grands empires d’autrefois qui reposaient sur une simple domination politique et l’exploitation coloniale de vastes territoires.
Plus qu’un empire dont ils ont pourtant quelques attributs en termes d’espace géographique, les Etats-Unis sont d’abord une puissance hégémonique, incontournable tant sur le plan économique que géopolitique, sans pour autant être invulnérable… Ce que j’ai voulu souligner dans le sous titre de mon ouvrage : « Géostratégie de l’hyperpuissance ».

G.D. : Je ne suis pas  sûr que la question doit être posée en termes de force ou de faiblesse.Certes, en termes militaires, les Etats-Unis disposent d’une formidable puissance qui les rend invulnérables dans les guerres classiques mais qui les laissent relativement impuissants sur les champs des guérillas et du terrorisme. C’est là un défi que les Etats-Unis peinent à relever, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y parviendront pas un jour. Mais de fait, les Etats-Unis ne font pas ce qu’ils veulent en termes géostratégiques, ne serait-ce que parce que leurs alliés sont loin d’être dociles et peuvent finir par les contraindre à revenir à ce multilatéralisme sur lequel a reposé le leadership américain pendant des décennies.En termes économiques, les Etats-Unis sont en situation hégémonique parce qu’ils sont incontournables. Ce pays peut accumuler un déficit commercial colossal sans pour autant être déclaré en faillite parce que ses fournisseurs étrangers ont besoin de ce marché qui pèse 30 % du marché mondial. Mieux encore, les excédents générés par ses déficits reviennent aux Etats-Unis sous forme de placements et d’achats de bons du Trésor américain. Les fourmis européennes et asiatiques nourrissent la cigale américaine.C’est pourquoi j’ai le sentiment que c’est le reste du monde qui a besoin des Etats-Unis plutôt que le contraire, même si le système économique mondial repose de fait sur cet équilibre inédit.A mon sens, la plus grande force des Etats-Unis, c’est leur formidable capacité d’innovation et leur non moins grand talent à les imposer et les diffuser dans le monde, qui par ailleurs leur fournit les talents scientifiques qui alimentent ce cycle permanent de domination technologique.