Longtemps on a cru que les idées philosophiques dessinaient une histoire homogène. La philosophie hégélienne a systématisé cette croyance, qui constitue aujourd'hui encore le socle de la culture universitaire. Selon Hegel, les idées se trouvent engagées dans un processus unique menant au dévoilement de la logique qui les anime et les réunit. Tout se déroule comme si l'humanité n'avait jamais rien pensé qui ne serve la cause de son émancipation, puisque l'Idée exprime avant tout l'arrachement aux déterminismes naturels et l'accession à la conscience de soi. Le marxisme réfutera le caractère autonome de cette histoire des idées, en réduisant la vie intellectuelle au reflet des conditions matérielles de l'existence des hommes. Mais, même après cela, la croyance dans les progrès de l'esprit restera présente. Après Marx, les idées ne mènent peut-être plus le monde mais elles l'éclairent pourtant d'un jour propice à l'action. La théorie marxiste leur doit d'avoir révélé au prolétariat le sens de sa mission historique.
La démoralisation qui a résulté des désastres de l'histoire du xxe siècle a porté un coup dur à la confiance des philosophes dans la force des idées. Aussi, la philosophie contemporaine s'est trouvée mise en demeure de justifier sa tradition idéaliste et, pour cela, de réexaminer ses fondements. Dans les années de l'après-guerre mondiale, Hegel a attiré sur lui l'essentiel des griefs et des questionnements. D'Alexandre Kojève à Paul Ricoeur et Michel Foucault, c'est avec lui qu'on en découd. La crise du sens que les philosophes s'efforcent encore de gérer aujourd'hui reste liée au commentaire de son oeuvre, qui revêt diverses formes : A. Kojève invite à répéter Hegel, Michel Foucault à le refuser à l'instar de Nietzsche, Paul Ricoeur tout simplement à l'oublier. Les disciples de Kant ou de Husserl proclament qu'il faut retrouver la conscience commune et élucider son pouvoir de connaître les choses. Ceux de Heidegger s'efforcent de découvrir une nouvelle manière d'appréhender l'Etre et d'exister dans le monde. D'autres encore, autour de Maurice Blanchot ou de Philippe Sollers, ambitionnent de dépasser la philosophie par l'écriture littéraire ou bien par l'engagement révolutionnaire. Enfin, Jacques Derrida et l'empirisme logique déclarent l'heure venue de « déconstruire » le discours de la métaphysique ou bien de le soumettre à l'analyse logique et aux contraintes de la science. Telles ont été les principales orientations de la philosophie contemporaine.
Une critique de la Raison
Cette philosophie s'est d'abord placée sous le signe de la critique de la Raison. La philosophie de Hegel s'est voulue l'apothéose de la Raison et endosse donc la responsabilité des effets pervers de la rationalité. Nombre de penseurs formés au système du savoir absolu de Hegel ont fini par affronter cette paradoxale vérité : le Tout de la Raison est aussi bien le triomphe de la déraison. Il n'a pas manqué, au cours du siècle, de spécialistes pour le montrer. Certains sociologues, comme Michel Crozier, ont décrit, par exemple, les méfaits des administrations trop bien organisées. D'autres, comme Raymond Boudon, ont épinglé les nuisances causées par les psychologues partisans d'une éducation trop réglementée. Sommairement reprochée à l'hégélianisme, la thèse selon laquelle le plus grand mal pourrait résulter de la rationalité la plus haute s'est en tout cas trouvée établie de diverses manières. Aussi, les philosophes d'aujourd'hui éprouvent le besoin de s'expliquer sur les raisons qu'ils ont de croire encore dans la Raison : d'où vient qu'on doive opter pour un traitement rationnel des valeurs visant à orienter l'action ? D'où vient qu'il faille encore faire le choix de la Raison ?
La réfutation de l'universalisme est également apparue comme un programme pour bon nombre de penseurs d'aujourd'hui. Le verdict de Theodor Adorno, l'un des représentants les plus illustres de l'Ecole de Francfort, reste en effet vivace dans les esprits de nos contemporains : « Le Tout est le non-vrai. » Autrement dit, on ne saurait produire de représentation englobante qui ne lèse pas l'individu. L'idéalisme hégélien qui prétendait enclore toute réalité dans un système témoignerait en fait d'une sorte de « rage » - rage de détruire l'« autre » en le ramenant au « même », en le pliant aux cadres du concept, rage d'abolir toute différence en faisant prévaloir à tout prix l'universel. Après l'explosion de violence de la Seconde Guerre mondiale, face à l'horreur des camps d'extermination nazis et devant la folie des régimes totalitaires, on conçoit que la Raison des philosophes soit soumise à une critique impitoyable. C'est peut-être là le trait le plus saillant de la période qui s'achève aujourd'hui. Un autre penseur que les philosophes français n'ont jamais tout à fait admis comme l'un des leurs, Georges Bataille, livre une expérience analogue : selon lui, le savoir absolu auquel s'attache l'oeuvre de Hegel verse finalement dans le non-savoir absolu. Prétendre avoir dévoilé la totalité du sens, avoir exprimé tout ce qui est pensable, c'est en fait, selon lui, se contraindre au silence et plonger dans une « nuit où tous les chats sont gris », c'est-à-dire où il n'y a plus de différences, puisque tout est ramené à l'unité.