Les manières de vivre en maison de retraite

Le placement en maison de retraite est toujours un choc,qui s’accompagne souvent d’autres ruptures biographiques. Les stratégies d’adaptation varient cependant selon le profil des résidents ; la réussite dépend du parcours de vie et de l’entourage de chacun.

L’entrée en institution de retraite constitue toujours un choc. Pas seulement à cause de la déstabilisation des repères spatiaux et de la reconfiguration des habitudes de vie et des relations sociales, qui accompagnent tout déménagement. Une double confrontation attend le nouveau résident. D’une part, confrontation à une vie collectivement réglée, où la prise en charge des besoins des individus est pensée pour de hauts niveaux de handicaps et, d’autre part, à la vieillesse, puisque ces institutions concentrent toutes les formes de vieillissement, notamment les plus dégradées, et à la fin de la vie, la maison de retraite constituant le lieu de la mort – la sienne et celle des autres résidents. Le choc est d’autant plus violent qu’il se conjugue souvent avec d’autres ruptures biographiques sources de stress. Le décès du conjoint ou d’un enfant aidant, l’apparition d’un handicap ou d’une maladie invalidante peuvent survenir de manière rapprochée dans le temps, constituant parfois le motif d’entrée en maison de retraite. Toute personne âgée entrant en institution est donc confrontée à un double défi : s’approprier l’espace et occuper son temps. Mais les manières dont les résidents relèvent ce défi, avec ou sans l’aide de l’institution, dans la continuité de la vie au domicile ou en rupture avec elle, sont variées. Trois types, socialement différenciés, d’adaptation à la vie en maison de retraite peuvent ainsi être distingués.

Trouver son équilibre, anticiper son vieillissement

Certains résidents, parmi les moins âgés et issus le plus souvent des catégories populaires, trouvent tout d’abord en maison de retraite un équilibre de vie, parfois inconnu auparavant. Ils voient dans l’institution l’opportunité de mettre fin à une situation d’incertitude, parfois à une vie de précarité. Il n’est pas rare alors d’assister à un recours tactique aux services sociaux ou médicaux : « J’étais chez un copain, et quand il touchait sa pension, il buvait. J’étais au chômage, je touchais pas beaucoup, il me donnait jamais d’argent, il était toujours bourré et tout alors… Donc, au docteur, j’ai dit : “Écoutez, vous choisissez : ou vous me mettez tout de suite dans un hospice, mais je veux pas rester, parce qu’il y a ça, ça et ça, avec lui.” » La maison de retraite constitue alors « un “asile” au meilleur sens du terme (…) où l’être torturé en pleine tourmente trouve un refuge et se voit offrir précisément cet alliage d’ordre et de liberté dont il a besoin (1) ». Ces résidents s’investissent dans l’organisation même de la maison de retraite, de manière formelle – conseils de résidents, par exemple – ou informelle – prise en charge d’activités d’animation à destination des autres résidents ou participation aux tâches effectuées par le personnel (jardinage, cuisine, plonge…). Ils s’en approprient les différents lieux, aussi à l’aise dans les espaces communs – cafétéria, restaurant, bibliothèque, salle de télévision – que dans leur propre chambre. S’inscrivant dans les réseaux institutionnels, ils ont des contacts fréquents avec les autres résidents et, surtout, avec les personnels dont ils adoptent le lexique et la rhétorique.
D’autres résidents ensuite, les mieux dotés en capitaux économiques, culturels et sociaux, et les plus entourés par leurs enfants, mènent une vie personnelle au sein de la maison dans la continuité de leur existence au domicile. La décision d’entrer en institution a été stratégiquement élaborée en choisissant avec soin la localisation de la maison de retraite, à proximité de l’ancien domicile ou de l’un des enfants. Une décision à rebours des chemins dessinés par les politiques publiques de la vieillesse qui font de la maison de retraite un dernier recours quand les limites du maintien à domicile ont été atteintes. Elle est en effet prise en dehors de toute contrainte de santé, afin d’anticiper son vieillissement pour se donner « une indépendance par rapport à la variabilité des circonstances (2) ». Leurs usages de l’institution se résument aux pratiques impératives de la vie collective – repas en commun, salutations, règles de politesse. La participation aux animations proposées par la maison est ponctuelle et choisie, dans les interstices d’un emploi du temps construit autour de la poursuite des anciennes relations, familiales et amicales, de voisinage également. Ces résidents reçoivent des visites et les rendent. Sortant régulièrement de l’établissement, ils prennent même des week-ends ou des vacances. Le soutien familial reste très présent, même si ses formes évoluent. La vie en institution tend en effet à dématérialiser les relations familiales, en raison de l’étroitesse de l’espace privé, et de la prise en charge par l’institution des tâches de la vie courante (3). S’organisant alors davantage autour de conversations que d’activités, ce soutien familial est alors vécu de manière d’autant plus enchantée que le dispositif institutionnel évite de faire peser les désagréments du vieillissement sur ses enfants.
Les efforts pour reconstruire un équilibre ne sont cependant pas toujours couronnés de succès. Une troisième et grande partie des résidents ne parvient enfin pas à intérioriser les contraintes institutionnelles, en raison de la difficulté à se faire à l’obligation initiale d’entrer en institution et du décalage entre leurs aspirations de vie à la vieillesse et les conditions réelles de leur vieillissement.

Ne percevant pas la nécessité d’un placement en maison de retraite, ces résidents se résignent à cette solution, adoptant sur leur vieillissement le point de vue porté par leurs enfants ou les services sociaux et médicaux, qui considèrent comme trop risqué le maintien à domicile de la personne seule. Une femme de 85 ans, en maison de retraite depuis deux ans, en témoigne : (…) Le placement en institution est alors décrit par ces résidents comme la solution . La violence symbolique de la décision est souvent renforcée par la rapidité de sa mise en œuvre. Repliés dans leur chambre, ils refusent de créer des liens dans une institution dans laquelle ils estiment ne pas être à leur place. Le soutien de leurs enfants ne s’opère pas de la manière dont ils avaient eux-mêmes soutenu leurs parents, en partageant leur domicile avec eux ou en leur rendant des services réguliers. Aussi ne s’appuient-ils fortement ni sur l’institution, par peur d’être assimilés aux plus handicapés, ni sur leurs enfants, acquis à la norme d’indépendance des générations (4). Le handicap ou la maladie sont alors des facteurs aggravant la difficulté à s’adapter à l’institution, puisqu’ils obligent à avoir recours à un personnel à la disponibilité réduite et augmentent l’emprise de la vie collective sur la vie personnelle. Les personnes les plus handicapées, sans famille ou à la famille défaillante, font l’expérience d’une institution (5), le sentiment d’enfermement et les situations de déshumanisation produisant des conduites de retrait ou de résistance. On peut interpréter ainsi certains comportements apathiques, comme le repli sur l’espace privé de la chambre, ou au contraire les conflits endémiques qui opposent des personnes de milieu populaire au personnel, empêchées de continuer à vivre comme avant, c’est-à-dire de fumer, de boire ou de sortir, par les normes hygiénistes en vigueur dans les institutions. (1) Oliver Sacks, , 1985, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 2007.(2) Michel de Certeau, , t. I, , Gallimard, 1980.(3) Isabelle Mallon, « Les personnes âgées en maison de retraite : une redéfinition des espaces familiaux », , n° 120-121, 2005. Les familles où la sociabilité « pure » constitue une composante forte des relations sont alors moins éprouvées par le passage en institution.(4) Voir Rémi Lenoir, « L’invention du “troisième âge” et la constitution du champ des agents de gestion de la vieillesse », , n° 26-27, 1979, et Anne‑Marie Guillemard, , Puf, 1980.(5) Erving Goffman, , 1961, rééd. Minuit, 2003.