Depuis le début de cette année 2016, Sciences Humaines a reçu environ 1 000 livres tout frais sortis des presses, en a recensé 180, certains se voyant couronnés « livre du mois ». La sélection fut donc drastique au regard de la production éditoriale, parfois discutable, toujours discutée en comité de rédaction. Pourquoi ne pas faire un pas de plus et nous demander lesquels d’entre eux nous serions prêts à relire et à défendre ? Les vingt titres que nous remettons sur le métier dans ce dossier sont ceux qui ont passé cette nouvelle épreuve. Pour quelles raisons ? Les uns parce qu’ils enrichissent de belle manière la connaissance scientifique de l’être humain, les autres parce qu’ils répondent à nos interrogations sur l’actualité troublée qui nous entoure, d’autres encore parce qu’ils renouvellent notre regard sur l’histoire proche ou lointaine, tous, enfin, parce qu’ils nous ont convaincus que les sciences humaines sont indispensables à notre compréhension du monde.
Sommes-nous trop «bêtes» pour comprendre l'intelligence des animaux ?
<i>Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? </i> <br />Frans de Waal, Les liens qui libèrent, 2016, 408 p., 24 €.
En ce qui concerne l’intelligence, les êtres humains ont souvent tendance à dévaloriser celle des autres animaux. Pourtant, comme nous l’explique dans son nouveau livre le célèbre primatologue Frans de Waal, ce mépris pour l’intelligence animale a perdu toute raison d’être au cours des trente dernières années. Les éthologues ont en effet découvert des capacités cognitives insoupçonnées chez les animaux. Plus question donc de considérer que ces derniers sont des machines qui ne font que répondre à des stimulations extérieures. Il existe d’authentiques formes d’intelligence chez eux. Ce renversement de perspective a commencé quand les chercheurs ont arrêté de comparer les capacités cognitives des animaux à celles des humains et qu’ils se sont mis à les étudier dans ce qu’elles avaient de spécifique. D’une certaine façon, pour se rendre compte de l’intelligence des animaux, il a fallu faire preuve d’intelligence.
Par exemple, au lieu de tester un écureuil pour savoir s’il peut compter jusqu’à dix, alors que cette activité ne fait pas partie de sa vie, il est apparu plus judicieux de s’intéresser à sa capacité de mémoriser les endroits où il stocke ses provisions de glands. C’est ainsi que l’on a découvert qu’il possède une étonnante mémoire spatiale. De même, pendant longtemps, on a testé la capacité des chimpanzés à reconnaître des visages. Mais on leur demandait de distinguer ceux des humains. Le jour où ce sont des images d’autres primates qui ont été utilisées, on s’est rendu compte que les chimpanzés étaient très bons à cet exercice. Et ainsi de suite. Ces sortes d’angles morts de l’éthologie trahissaient un manque d’empathie et de discernement de la part des chercheurs : incapables de se mettre à la place des animaux, ils n’arrivaient pas à imaginer des expériences qui évaluent leurs propres capacités cognitives. Selon F. de Waal, cette forme d’incompétence s’apparentait à celle d’une personne qui jetterait un chat et un poisson dans une piscine pour déterminer lequel nage le mieux.
À partir de ces multiples exemples, F. de Waal rappelle comment on a pu réaliser que les animaux sont capables de planifier des actions, de bien mémoriser certains événements ou lieux, de résoudre des énigmes, de fabriquer et de manier des outils, de communiquer, de développer des relations sociales complexes, de coopérer. Chemin faisant, le primatologue règle son compte à l’accusation d’anthropomorphisme dont il fut souvent la cible. Bien sûr, certains animaux sont très éloignés des humains. Mais un « anthropomorphisme critique » s’avère très utile en éthologie. Assumer, par exemple, que des singes « font des projets » ou « cherchent à se réconcilier » après une dispute formule une hypothèse qui peut être testée. On se donne ainsi les moyens de mieux comprendre leurs comportements. On serait donc « bête » de ne pas recourir à cet anthropomorphisme.
Au bout du compte, F. de Waal confirme au-delà du doute raisonnable l’idée que, sur le plan cognitif, la différence entre les humains et les autres animaux n’est pas de nature mais de degrés. Reste la question pendante à ce travail : comment traiter des êtres qui pensent et ressentent un peu comme nous ?
Le Gorille invisible
<em>Le Gorille invisible </em><br /><em>Quand nos intuitions nous jouent des tours </em> <br />Christopher Chabris et Daniel Simons, Le Pommier, 2016, 432 p., 25 €.<!--1-->
« Où est passé ce stylo que je pensais avoir posé sur la table ? » ; « Assurément, je vais terminer ce dossier, aller chercher les enfants à l’école et faire les courses en une heure maximum ! » ; « Bien sûr que je t’écoute ! Même si je regarde la télé en même temps… » Excès de confiance en soi, sentiment d’être attentif, de pouvoir se souvenir de quelque chose sans le noter : ces illusions nous touchent au quotidien. Or, elles nous amènent souvent à commettre des erreurs. Ce livre relate l’une des découvertes les plus récentes des neurosciences cognitives : celle de l’attention sélective, qui montre à quel point nous ne voyons que ce que nous voulons bien voir. Notre perception est influencée par les objectifs que nous assignons à notre cerveau. Pour parvenir à son but, celui-ci n’hésite pas à ignorer des éléments importants du réel. Christopher Chabris et Daniel Simons ont fait ce constat à partir d’une expérience troublante, celle du « gorille invisible ». Le principe : des observateurs sont placés devant un écran et visionnent une partie de basket, avec pour tâche de compter les passes. À un moment de la vidéo, un (faux) gorille traverse le terrain. Mais la plupart des spectateurs ne le voient pas. Leur cerveau ne remarque même pas l’intrus, car cela ne fait pas partie de la mission qui leur a été assignée. Une fois avertis, les spectateurs s’avouent désappointés par leur inattention. Ce type d’erreur, nous en commettons tous au quotidien, lorsque nous sommes assurés par exemple qu’il n’est pas nécessaire de ralentir à un croisement car il n’y a jamais de véhicule qui se présente à droite. Ce livre nous invite à questionner nos habitudes et à les tester en renvoyant vers des vidéos présentant les expériences des psychologues. Les auteurs nous font découvrir les illusions qui affectent notre quotidien et livrent en conclusion quelques recettes pour s’en libérer.
Vous êtes ici
<i>Vous êtes ici <br /> Pourquoi les hommes sont capables d’aller sur la Lune et se perdent dans un parc </i> <br />Colin Ellard, Seuil, 2016, 326 p., 21 €.
Si vous attendez la énième version du « Pourquoi les femmes ne savent pas faire les créneaux et les hommes deux choses à la fois », vous n’êtes pas du tout sur la bonne piste. Il n’est pas question de différences de genre dans ce livre. Colin Ellard est un psychogéographe, qui étudie l’effet de l’environnement sur nos comportements ou notre humeur. Tout d’abord, il s’interroge sur ce paradoxe énoncé dans le titre qui veut que les humains soient capables d’inventer des moyens toujours plus ingénieux pour explorer l’espace, alors qu’ils peuvent facilement se perdre dans un espace restreint. L’auteur parle d’une « anomalie du cerveau humain ». Elle se traduit par une représentation abstraite de l’espace, qui nous permet de bien lire des cartes et des plans, mais nous détourne d’éprouver physiquement notre environnement, comme le pratiquent beaucoup d’animaux. Notre rapport à l’espace est géométrique, et non sensoriel. Le travail du psychogéographe consiste alors à réfléchir sur une nouvelle organisation des espaces qui permettrait de retrouver cette compétence. Ce livre fourmille de références scientifiques et d’exemples illustrant les rapports parfois étonnants entre l’homme et son milieu. On y apprend entre autres en quoi les maisons anglaises et allemandes ne sont pas conçues de la même manière, comment la disposition de notre espace de travail peut nous rendre plus performant, pourquoi les gens ont tendance à converger vers un même endroit lorsqu’ils vont en ville, comment des patients hospitalisés dans une chambre avec vue sur une forêt guérissent plus vite que les autres, et bien d’autres choses. Captivé par ces histoires plus passionnantes les unes que les autres, on a parfois l’impression d’en perdre le fil. Décidément, on revient toujours à la question de départ : « Où suis-je ? »
L'Erreur de Broca
<i>L’Erreur de Broca <br /> Exploration d’un cerveau éveillé </i> <br />Hugues Duffau, Michel Lafon, 2016, 282 p., 17,95 €.
En 1994, le neuropsychologue Antonio Damasio signait L’Erreur de Descartes, une attaque retentissante contre le lieu commun cartésien voulant que nos émotions parasitent nos réflexions et prises de décision. En 2016, Hugues Duffau, responsable du département de neurochirurgie du CHU de Montpellier, directeur de recherche à l’Inserm, dégaine son Erreur de Broca pour régler son compte au saint patron de la neuropsychologie. Résumé des épisodes précédents : en 1861, la phrénologie bat de l’aile. Cette pseudoscience, pendant une cinquantaine d’années, a tenté de corréler facultés et émotions humaines à des protubérances crâniennes, dont la célébrissime « bosse des maths ». Paul Broca, fondateur de la Société d’anthropologie et chef du service de chirurgie à Bicêtre, autopsie un malade ayant perdu l’usage de la parole et relève une lésion de la troisième circonvolution frontale gauche. Il n’adhère pas à la phrénologie, mais croit aux localisations cérébrales. Il estime donc avoir déniché le siège du langage articulé, la future « aire de Broca ». Cette découverte sera confirmée par d’autres cas cliniques : la neuropsychologie est née, et la classification des aphasies selon les symptômes observés et les lésions cérébrales incriminées sera enseignée jusqu’à nos jours.
Certes, on trouvera bien quelques patients ayant développé un langage normal bien que nés dépourvus d’une aire de Broca. Mais on y voit une illustration de la plasticité cérébrale, qui permet au cerveau de se réorganiser tout seul pour pallier certains dysfonctionnements.
H. Duffau, lui, est d’un autre avis : il constate qu’en procédant à l’excision de tumeurs cérébrales, il a supprimé des centaines d’aires de Broca sans générer d’aphasies.
La plasticité cérébrale n’y est pour rien : selon lui, l’aire de Broca n’a tout simplement rien à voir avec le langage. En fait, c’est tout le modèle localisationniste de la neuropsychologie qui lui semble bon pour les oubliettes. Dans cette perspective, l’important n’est pas la mosaïque d’aires de matière grise auxquelles on s’intéresse depuis un siècle et demi, mais les réseaux de matière blanche plus profonds, distribués dans tout le cerveau et fonctionnant en parallèle en évoluant à chaque instant.
H. Duffau écume les colloques internationaux pour y présenter de nouveaux modèles du fonctionnement cérébral qui, après une réception incrédule, commencent à faire leur chemin dans la communauté scientifique. Il déplore à longueur de pages l’inertie de ses collègues et de la société, l’attachement aux dogmes, le confort intellectuel, le ronronnement, le principe de précaution. Tout en saluant le courage de ses patients, qui, acculés par une tumeur, trouvent les ressources nécessaires pour consentir à une opération neurochirurgicale d’autant plus impressionnante qu’ils demeurent conscients, le cerveau ignorant la douleur. C’est à leurs réactions que le professeur Duffau comprend jusqu’où ne pas aller trop loin durant l’intervention, quelle quantité de matière grise (parfois d’aire de Broca), il peut se permettre de supprimer sans dommage. L’intérêt de ce livre naît du subtil mélange qu’il fait de considérations historiques et anatomiques, d’explorations visant à cartographier la matière blanche, de scènes quasi documentaires sur le quotidien des consultations, sur les opérations éveillées, sur les coulisses des congrès de neurosciences. Le tout agrémenté de remarques inattendues sur une intervention conçue comme une œuvre d’art, une chorégraphie, un concert de Keith Jarrett (personnage déterminant dans le parcours d’H. Duffau), d’où la technique la plus rigoureuse n’exclut pas l’intuition.
La silhouette de l'humain
<i>La silhouette de l’humain <br /> Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ? </i> <br />Daniel Andler, Gallimard, 2016, 560 p., 29 €.
Le programme naturaliste des neurosciences vise à combler l’écart qui sépare le cerveau de la pensée et, au-delà, du monde social. Extrêmement ambitieux, il ne peut, selon le philosophe Daniel Andler, faire l’objet ni d’une adhésion totale ni d’un rejet inconditionnel, et l’auteur tente, dans ce livre touffu, de dépasser le dialogue de sourds entre défenseurs et pourfendeurs du naturalisme. La branche des sciences cognitives qui projette d’établir la naturalité de l’ensemble des processus mentaux constitue le premier paradigme structurant ce courant. Cependant, pour l’auteur, il n’existe à ce jour aucun consensus sur l’architecture de l’esprit ni sur le fonctionnement de la conscience. En outre, les théories existantes ont du mal à prendre en compte le corps, les affects, les émotions. Enfin, l’innéisme reste le « maillon faible » des sciences cognitives. L’étape suivante a été celle des neurosciences, fondées sur un outil spécifique, la neuroimagerie fonctionnelle, qui permet d’observer la variation du débit sanguin dans le cerveau en fonction de la tâche effectuée par le sujet. Outre le fait que les mesures sont aujourd’hui peu fiables, des critiques internes à la discipline rejettent l’idée que les fonctions cognitives possèdent une localisation stricte dans le cerveau (modularisme), car le cerveau est un dispositif non linéaire qui « pense » sur plusieurs échelles à la fois. À la différence d’un ordinateur, cet organe traite les informations de façon parallèle, sans processeur central. Enfin, dernier volet du naturalisme, la psychologie évolutionniste vise à décrire le cerveau comme une collection d’aptitudes héritées de l’évolution et remontant au Pléistocène. En s’appuyant sur des mécanismes évolutifs assez simplistes, elle propose des scénarios agréables à lire, mais non réfutables. On le voit, tout en se déclarant favorable à un « naturalisme critique », D. Andler expose surtout, de façon pédagogique, les difficultés inhérentes à ce programme, de sa création à aujourd’hui.
Des sexes innombrables
<i>Des sexes innombrables <br /> Le genre à l’épreuve de la biologie </i> <br />Thierry Hoquet, Seuil, 2016, 250 p., 18 €.
Oui, les cellules sexuées existent bel et bien dans la nature. Mais répartir les individus en seulement deux catégories, mâle et femelle, est une pratique réductrice, peu respectueuse de ce qu’il en est biologiquement. Telle est la thèse développée par le philosophe Thierry Hoquet dans ce livre incisif et troublant. En effet, les marqueurs biologiques du sexe sont multiples : chromosomiques, gamétiques, hormonaux, somatiques, etc. T. Hoquet en distingue sept. Or, ils ne travaillent pas toujours tous dans le même sens. Plus souvent que l’on pense, des individus naissent porteurs d’un caryotype sexuel atypique. Il y a des « filles » X0, qui seront stériles, d’autres sont « mosaïques » (X0 et XY), des « garçons » XXY, avec des caractères secondaires féminins. Il y a aussi des individus XY dont l’apparence génitale est quasi féminine, d’autres XX avec des organes masculinisés, et des « hermaphrodites vrais » (XX ou XY) dotés des deux appareils génitaux. En général, la médecine et la chirurgie s’efforcent de leur assigner une apparence conforme à l’un des deux sexes. Ce qui est contestable. Mais ce qui l’est encore plus, selon T. Hoquet, est que nous soyons incapables de concevoir cette pluralité de types sexuels comme normale, et plus diverse qu’y autorise la catégorie, acceptée du bout des lèvres, d’intersexué. La nature, pourtant, nous donne des leçons : il existe des espèces animales capables de changer de sexe au cours de leur vie. Pour être bref, si le sexe ne constitue pas une essence homogène et stable pour l’individu, il est pour le moins arbitraire de vouloir à tout prix que l’humanité se répartisse en deux genres, en messieurs et en mesdames, et tout ce qui s’ensuit. Rendu à ce point, T. Hoquet n’en dit pas plus : il moque un peu les stéréotypes de genre dans la littérature enfantine. Mais on se rapportera avec profit à son précédent opuscule, Sexus nullus ou l’égalité, où il soutenait un projet radical : effacer de l’état civil la mention du sexe des citoyens. Le présent livre apporte une caution scientifique et éthique à ce programme. Quant à son efficacité, c’est un peu moins assuré : il semble bien que les identités religieuses aient survécu à la laïcisation de l’état civil…
Métaphysique d'un bord de mer
<i>Métaphysique d’un bord de mer </i> <br />Pierre Cassou-Noguès, Cerf, 2016, 386 p., 24 €.
Prenez un littoral (de préférence une plage), installez-vous face à la mer, gardez les yeux ouverts, pensez et décrivez. Ça ne vient pas ? Associez un peu : un souvenir apporté par l’odeur des algues qui sèchent sur l’estran ou par les cris des enfants qui jouent au ballon. Toujours pas ? Aidez-vous en feuilletant Le Parti pris des choses, du poète Francis Ponge. Là, vous n’êtes plus très loin de l’état d’esprit requis pour entrer en communion avec cette Métaphysique d’un bord de mer, œuvre du mathématicien, philosophe et écrivain Pierre Cassou-Noguès, après une bonne dizaine de titres a priori tout aussi inclassables, tels qu’Une histoire de machines, de vampires et de fous, Les Démons de Gödel, Histoire des Feltram (roman), Mon zombie et moi, La Mélodie du tic-tac (et autres bonnes raisons de perdre son temps).
L’objet présent de son attention est le bassin d’Arcachon et son rivage marin, la côte de Gascogne, ses pins à perte de vue, ses dunes nomades, mais aussi ses hôtels, ses parasols et ses messieurs en panama hier, en maillot de bain aujourd’hui. Ce bord de mer-là, il le dit d’entrée, est la rencontre d’une étendue d’eau, substance mouvante sans lieu ni forme fixe, et d’un océan de sable tout aussi remuant. Comment peut-on prétendre extraire l’essence d’une entité comme celle-là ? Il aborde la question par petites tranches de descriptions, de réflexions intimes et de récits historiques : des souvenirs d’enfance sur cette côte, des gens rencontrés et disparus, un photographe amateur d’ectoplasmes, le récit d’une tentative de mesurer le rivage à pied (impossible au regard de la nature fractale de tout littoral), l’histoire oubliée d’une contrée peuplée de bergers naufrageurs, les mémoires d’un cartographe chargé au 18e siècle d’en tracer les contours (entreprise vouée à l’échec), l’action controversée des planteurs de pinèdes, et l’aventure de ce capitaine de chaloupe qui, au 19e siècle, inventa le plagisme et ses vertus médicinales, là, à Arcachon. Tout cela fait-il une métaphysique ? On l’entrevoit au-delà de la 240e page, lorsque vient le moment de tirer la leçon de ces vues librement disposées. « La description la plus banale exige une métaphysique », affirmait l’auteur en introduction. Quelle est-elle ? C’est d’abord le constat de l’instabilité radicale de ces tableaux successifs : au 18e siècle, la contrée n’était encore qu’un paysage de dunes « affreuses » bordé d’une mer « effrayante », au climat malsain et aux marais puants habités par des brutes. Un siècle plus tard, le bassin se transforme en un éden balnéaire, un petit Tahiti dont les brises parfumées purifient les bronches des citadins. Aujourd’hui, c’est une villégiature trop peuplée l’été et languissante l’hiver.
Il faut y voir l’œuvre du temps, mais aussi la preuve pour le philosophe qu’il ne saurait y avoir de point final à la description qu’il s’emploie à donner du monde. Ce bout de bord de mer est un « hyperobjet » exemplaire : sa consistance liquide, ses contours mobiles, ses usages multiples et variés le rendent singulièrement insaisissable. On s’y noyait autrefois, on y barbote aujourd’hui. Est-ce à dire qu’il n’a pas d’essence propre ? Là s’arrête le vertige du phénoménologue : en « nouveau réaliste », le philosophe se range à l’idée que les choses existent bien indépendamment de la conscience que nous en prenons. Mais nous n’y accédons jamais complètement, ni par la pensée ni par les sens. Elles nous semblent éternelles, comme la mer, mais nous pouvons les éprouver de manières toujours différentes. Une conclusion riche et profonde servie par une écriture magnifique. Vous pourrez peut-être en faire vous-même l’expérience, un été, en situation.
Expulsions
<i>Expulsions <br /> Brutalité et complexité dans l’économie globale </i> <br />Saskia Sassen, Gallimard, 2016, 384 p., 25 €.
Nous sommes entrés, depuis les années 1980, dans une phase nouvelle de l’évolution du capitalisme mondial. Telle est la thèse soutenue dans cet ouvrage par Saskia Sassen. Pour la sociologue, le capitalisme contemporain a basculé vers une forme renouvelée de ce que Karl Marx appelait « l’accumulation primitive ». Au Nord comme au Sud de la planète, dans les économies capitalistes comme dans celles qui ont conservé un régime communiste, on assiste à un double phénomène : une recomposition des activités économiques visant notamment à favoriser la sous-traitance des industries et des services, et la montée en puissance de la finance dans les grands centres urbains. En résultent de multiples formes d’expulsions au profit de « formations prédatrices » qui concentrent toujours davantage de valeurs entre leurs mains : au cours des deux dernières décennies, la richesse du 1 % des gens les plus fortunés dans le monde a augmenté de 60 %. L’auteure illustre son propos par de nombreux cas : l’éviction de millions de petits fermiers dans les pays pauvres du Sud a permis l’acquisition de terres par des investisseurs et des gouvernements étrangers, la ruine et la perte d’emploi d’une grande partie des populations grecque et espagnole ont été causées par les politiques d’austérité, l’expulsion de 9 millions de foyers américains de leur maison est une conséquence de la transformation de leur crédit immobilier en produits financiers à haut risque, les politiques d’environnement ont ignoré délibérément les émissions toxiques provoquées par des opérations minières en Russie et aux États-Unis, etc. Plus personne n’échappe à cette « logique systémique » qui a pour effets d’appauvrir le plus grand nombre et d’empoisonner la terre, la mer et l’air. Nous vivons ainsi une période paradoxale où la sophistication des nouvelles technologies s’accompagne de brutalités primaires. Il faut vite agir, conclut S. Sassen, prendre conscience que notre conception de la croissance économique est périmée, et que d’autres voies de développement sont à inventer.
Justice
<i>Justice </i> <br />Michael J. Sandel, Albin Michel, 2016, 416 p., 21,50 €.
Michael J. Sandel a donné durant trente ans un cours sur la justice à Harvard. Il est suffisamment connu dans le monde pour remplir des stades de football lors de ses prestations. Les esprits chagrins pourraient trouver cela suspect. Mais la lecture de Justice pourra les rassurer. Il s’agit bien là d’un authentique livre de philosophie morale et politique. Avec cette caractéristique bien anglo-saxonne d’allier le maniement des théories les plus élaborées aux exemples les plus quotidiens. On croisera bien le basketteur Michael Jordan, des éleveurs de chèvres afghans, Winnie l’ourson et quelques pom-pom girls, mais aussi Jeremy Bentham, Kant, John Rawls et Aristote.
Partant d’interrogations simples sur ce qu’est un acte ou une société juste, M.J. Sandel isole trois conceptions principales se fondant respectivement sur le bien-être, la liberté et la vertu, soit l’utilitarisme, le libéralisme et, disons, l’aristotélisme. Où l’on pourra d’ailleurs constater que les pensées les plus anciennes ne sont pas forcément les moins pertinentes. Car si l’utilitarisme entend maximiser l’utilité et le bien-être, le libéralisme développer le libre choix de l’individu, le questionnement de M.J. Sandel montre bien leurs limites respectives. En effet, les implications sociales de ces deux doctrines morales conduisent soit à un individualisme forcené, soit à une neutralité politique délétère. L’une comme l’autre entretiennent une tension entre l’individu jaloux de ses libertés et un État qui entend pallier les inégalités d’une société concurrentielle. Pour M.J. Sandel, le recours est dans l’aristotélisme, pour lequel la vertu prime sur le bonheur, et la recherche du bien (commun) sur celle des choix individuels. Pour le dire autrement, plus que le calcul ou les principes, c’est la valeur même de ce que nous recherchons qui doit être sondée : « La justice ne nous renvoie pas seulement à la question de savoir comment répartir des biens. Elle exige aussi que nous sachions les évaluer. » Pour ce, il est nécessaire de créer une « culture publique » qui permette l’expression des accords et des désaccords. À travers les exemples choisis et par un questionnement rigoureux, M.J. Sandel met en évidence la nécessité d’un débat politique véritable, c’est-à-dire ouvert à tous.
Pierre Bourdieu
<i>Pierre Bourdieu <br />Un structuralisme héroïque </i> <br />Jean-Louis Fabiani, Seuil, 2016, 310 p., 21 €.
Pierre Bourdieu s’est éteint en 2002, mais il a laissé derrière lui une œuvre sociologique monumentale : plusieurs dizaines d’ouvrages et une théorie globale de la société régie par la reproduction de l’ordre social. Il a formé dans son sillage des dizaines de chercheurs, dont Jean-Louis Fabiani qui, dans ce livre, rend hommage à celui qui fut jadis un directeur de thèse accueillant pour les jeunes provinciaux comme lui. Mais, loin de toute hagiographie, il pose aussi un regard objectif sur l’œuvre de Bourdieu, en se gardant des lectures qui tour à tour le sacralisent ou le lapident. Bien que marginal, Bourdieu ne fut pas pour autant l’« hérétique consacré » que certains croient percevoir. C’est un faux rebelle, martèle J.L. Fabiani. Il a nagé à contre-courant des tendances du monde académique de son temps, mais son statut d’agrégé de philosophie était parfaitement conforme à son milieu professionnel. Celui qui fut son élève restitue la théorie du maître en rappelant les enjeux scientifiques de l’époque et en expliquant ce qui reste d’actualité. Il s’arrête en particulier sur trois notions qu’il juge centrales : la théorie des champs, l’habitus et les déclinaisons du capital. Il en livre un commentaire personnel d’intellectuel éclairé, plutôt qu’une analyse systématique.
L’originalité de son entreprise se révèle pleinement quand l’auteur abandonne la théorie pour parler du Bourdieu « people », l’homme du monde, un volet de sa vie moins souvent étudié. Bourdieu avait cette faculté d’écrire de manière tantôt ésotérique, tantôt ouverte à un large public. En tant que sociologue, il verrouille ses textes à l’aide d’un jargon théorique volontairement précieux (illusio, homologie structurale, hybris…). Cette forme d’ésotérisme est un moyen de s’émanciper des faits sociaux ordinaires, de marquer la dimension scientifique de la sociologie. En tant qu’intellectuel politique, Bourdieu adopte un style tout autre, proche du journalisme. Dans son livre La Misère du monde (1993), par exemple, il mobilise de longs extraits d’entretiens à l’état brut, sans commentaire ni analyse plus approfondie que les quelques éléments présentés dans le résumé. Habile, Bourdieu joue sur la corde sensible : il en appelle à l’émotion et à l’empathie pour dénoncer les effets du désengagement de l’État. L’intellectuel se veut défenseur de l’intérêt public. Il critique le rôle des médias, gardiens de la doxa ; il condamne le néolibéralisme ; il déplore le déclin de la morale collective. Son œuvre prend une tournure biographique au terme de sa carrière. Bourdieu se révèle paradoxal, lui qui défend une théorie du déterminisme social, alors qu’il a refusé le chemin plus modeste de l’enseignement tracé par son mentor, Georges Canguilhem. L’intellectuel a bénéficié de l’ouverture du milieu universitaire de l’époque pour acquérir une légitimité en développant une discipline récente.
Pierre Bourdieu mérite d’être appelé un héros, conclut J.L. Fabiani. Il fait partie de ces chercheurs qui naviguent seuls et entraînent dans leur sillage toute une flotte plus ou moins fidèle. Entre admiration et regard distancié, l’élève concède que le maître s’est enfermé dans un système clos pour mieux y arrimer son nom. Il s’est ainsi privé d’une confrontation à d’autres perspectives qui auraient pu perfectionner son œuvre.
La Démocratie universelle
<i>La Démocratie universelle <br /> Philosophie d’un modèle politique </i> <br />Florent Guénard, Seuil, 2016, 364 p., 23 €.
Habitées par la conviction que l’accès à la démocratie était un horizon universel, les democratization studies développées se sont vues encore encouragées par la chute du bloc soviétique. Pour autant, différentes thèses divisaient les chercheurs concernant les mécanismes mêmes de la transition : fallait-il compter d’abord sur le développement économique, sur la réforme des institutions, sur l’instauration de l’État de droit, sur l’introduction du capitalisme, sur la modernisation des mœurs et de la culture ? Derrière ces débats se logeait une interrogation plus fondamentale encore : de quoi la démocratie est-elle faite ? Est-ce la copie conforme des usages en vigueur dans les pays dits démocratiques ou bien la seule mise en œuvre d’un mécanisme électoral, comme le veut une sorte consensus minimum ? En s’emparant de cette question, Florent Guénard entend bien montrer qu’elle n’est pas nouvelle : au 5e siècle av. J.C., les Athéniens appelaient « démocratie » l’excellence de leurs mœurs, tandis que Platon, lui, n’y voyait qu’une coquille vide, autorisant tous les abus, y compris la tyrannie. Plus positivement, la notion allait connaître bien des développements alimentés par le cours de l’histoire et des idées : Machiavel prend la Rome conquérante pour modèle, Adam Smith fait de la démocratie la fille naturelle du libéralisme, la Révolution française, le lieu des droits de l’homme, qu’elle proclame universels. Le 19e siècle y voit la sœur jumelle du progrès, mais le 20e bute sur la montée des dirigismes socialiste et fasciste : Carl Schmitt considère que la démocratie leur est compatible, tandis que Joseph Schumpeter n’y voit qu’un « simple mécanisme permettant de choisir un gouvernement ». La mondialisation amènera encore d’autres doutes : peut-on exporter la démocratie sans imposer ses propres normes et conceptions du bien (celles de l’Occident) ? Et si oui, est-elle autre chose qu’une « coquille vide » ? Une très éclairante analyse de la pluralité confondante des sens que la notion, devenue incontournable, de démocratie a pu acquérir au fil de l’histoire.
Le Miroir et la Scène
<i>Le Miroir et la Scène <br /> Ce que peut la représentation politique </i> <br />Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 2016, 202 p., 19 €.
Parmi les interrogations que suscite la démocratie contemporaine, celle liée à la représentation est des plus vives. Ne parle-t-on pas de « crise de la représentation » ? Or, comme bien d’autres questions posées par un tel régime, celle-ci le fut d’emblée par les premiers à l’expérimenter, c’est-à-dire les Grecs. Deux modèles, deux paradigmes ont dominé la pensée de la démocratie depuis lors, celui de Platon et celui d’Aristote. Pour le premier, la représentation (mimesis) est une copie dégradée d’un modèle. Pour le second, c’est une action productive. Platon prend pour exemple la peinture, Aristote le théâtre. Dans un cas, la représentation imite, dans l’autre, elle rend présent. Ce qui nous ramène à la question actuellement débattue : en démocratie, le représentant doit-il être semblable au représenté ou bien différent ? Les élus doivent-ils être aussi proches que possible des citoyens qui les désignent, ou bien différents par leur expertise propre de la politique ? Sont-ils mieux à même de représenter ceux dont ils partagent les préoccupations ou bien doivent-ils s’abstraire du quotidien pour mieux voir l’avenir ?
La polysémie du terme représentation ajoute à la complexité de la notion. Car représenter (au sens de représentation théâtrale) conduit à l’idée d’être en représentation, de se montrer, de s’exhiber. Faut-il rendre présent ce qui est absent en le représentant, ou bien mettre en scène le pouvoir ? La fiction et la métaphore ont également leur rôle à jouer, comme le souligne Myriam Revault d’Allonnes, en revenant sur les pensées de Hobbes et Rousseau. Mais si, sous l’Ancien Régime, le corps du roi a pu incarner l’unité d’un peuple, en démocratie il n’y a pas de corps du pouvoir. Ceux qui l’exercent ne sont que des mandataires. Et plus qu’un régime, la démocratie est un modèle de société dans lequel il s’agit moins pour le citoyen d’exercer un pouvoir que de jouir d’un ensemble de droits. Ce qui le conduit à un certain retrait, une certaine passivité. Dénouant l’écheveau des significations portées par le concept de représentation, l’auteure mène une réflexion serrée et reformule les questions. Non plus : « sommes-nous bien représentés ? » mais : « que peut la représentation ? », ou bien encore : « est-ce l’identité ou la capacité qui doit être reconnue ? »
Pensée et politique dans le monde arabe
<i>Pensée et politique dans le monde arabe <br /> Contextes historiques et problématiques, 19<sup>e</sup>-21<sup>e</sup> siècles </i> <br />Georges Corm, La Découverte, 2015, 346 p., 23 €.
À l’heure où l’islam et les Arabes sont évoqués chaque semaine en une d’hebdomadaires inquiets, rien de tel qu’un voyage dans la pensée arabe contemporaine pour connaître ce qui s’y trouve réellement. Georges Corm, économiste et historien spécialiste des pays arabes, poursuit dans son dernier ouvrage son entreprise de déconstruction. Selon lui, une certaine doxa médiatico-académique s’est imposée en reproduisant à l’envi les clichés façonnant le fantasme d’un Homo islamicus pétrifié dans sa religion. Il lui oppose la richesse, le dynamisme et la complexité de la pensée arabe. Du nationalisme arabe au nationalisme islamique jusqu’à leur tentative de conciliation, de la pensée islamisante aux sciences sociales en passant par la philosophie, G. Corm offre au lecteur français un vaste panorama de la production intellectuelle arabe contemporaine. L’objectif est clair : il s’agit de présenter une vue large et diversifiée de l’histoire et du destin des sociétés arabes vues par leurs propres intellectuels. C’est la meilleure façon, soutient l’auteur, de « montrer l’inanité de l’approche à travers les supposés invariants d’ordre religieux ». Pensée et politique dans le monde arabe combat donc deux discours solidaires. Le premier est celui qui confond culture arabe et culture islamique. Le second est celui qui réduit la culture islamique à un ensemble de dogmes figés et sans histoire. Pris ensemble, ces deux discours voudraient nous faire croire « qu’il n’existe qu’une structure théologico-politique rigide de la pensée, constituant un invariant de “l’esprit” arabe ». C’est exactement l’inverse que démontre G. Corm. En retraçant l’histoire intellectuelle récente des sociétés arabes, il nous rappelle la grande vitalité d’une pensée critique peu connue, sinon tout bonnement ignorée de ce côté-ci de la Méditerranée. En somme, un regard interne et érudit sur un monde arabe vivant.
Blasphème
<i>Blasphème <br /> Brève histoire d’un « crime imaginaire » </i> <br />Jacques de Saint Victor, Gallimard, 2016, 126 p., 14 €.
À l’origine de ce livre, une question. La France a aboli expressément le délit de blasphème aux lendemains de la Révolution. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, dans ce pays, certains réclament à nouveau d’interdire l’outrage à la religion et remettent en cause la liberté d’expression ? La mise en perspective à laquelle se livre ici l’historien du droit Jacques de Saint Victor permet d’éclairer de façon salutaire les débats actuels.
L’auteur rappelle que le terme « blasphème » vient d’un mot grec et qu’il désignait chez les Anciens une « blessure ». Mais dans la construction de l’Europe judéo-chrétienne, la prohibition du « vilain serment » s’accompagne de la lente affirmation de la souveraineté royale. Progressivement, les juridictions séculières ont pris le relais des juridictions ecclésiastiques pour condamner ce qui, pendant les guerres de Religion, est devenu un « crime de lèse-majesté » : s’attaquer à Dieu, c’est s’attaquer au roi. Il faut attendre les philosophes des Lumières pour faire admettre qu’« il n’appartient qu’à Dieu seul de se venger de ce qu’il considère comme une offense ». En adoptant le 26 août 1789 le principe de la liberté d’expression et en abolissant le blasphème dans son premier code pénal de 1791, la France a donc été la première nation à dissocier aussi nettement le droit de la religion. Un principe qui s’est confirmé près d’un siècle plus tard, après des décennies de retour à l’ordre moral et religieux, via la loi sur la liberté de la presse de 1881.
L’intérêt de ce petit livre est de rappeler que les principes fondateurs de la République laïque sont le produit d’un long rapport de force. Dans un dernier chapitre consacré aux débats sur « l’islamophobie », l’auteur prend parti en dénonçant la « dérive communautariste » de ces « intellectuels et militants antiracistes » qui voient dans la publication de caricatures du Prophète une offense, sinon une forme d’acharnement contre un « public en difficulté ». Le ton devient militant, clouant au pilori ces nouveaux censeurs. Mais reste à savoir si c’est bien toujours au nom de l’héritage des Lumières que le blasphème est aujourd’hui pratiqué…
La Méditerranée
<i>La Méditerranée <br /> Mer de nos langues </i> <br />Louis-Jean Calvet, CNRS, 2016, 328 p., 25 €.
Ce qui se dit olio en italien, se dit ladi en grec moderne, huile en français, et aceite en espagnol. Or c’est d’un même fruit que tous ces mots proviennent : l’olive, qui se dit olea en latin, elaia en grec ancien et zitoun en arabe. L’olivier fait tellement partie du paysage méditerranéen que sa présence se rit des frontières entre les langues. C’est ainsi que celle de Cervantes a hérité bon nombre de mots et expressions arabes comme aceituna (zitoun) et ojalá (Inch Allah), tandis qu’au Levant arabophone, on extrait du bitrol, du latin petroleum, ou « huile de pierre ». Selon Louis-Jean Calvet, si les langues ont une histoire, et donc changent, ce n’est pas seulement au rythme de leurs mutations propres mais aussi parce qu’elles se frottent les unes aux autres. La Méditerranée, prise dans toute son étendue, forme un écosystème linguistique particulièrement riche et ancien. Ses rivages ont attiré des peuples parlant des langues très différentes et qui sont toujours vivantes : le grec, l’hébreu, les langues romanes, l’arabe et le turc. Quatre empires au moins s’y sont succédé, propageant l’usage de langues variées, celles du pouvoir, du commerce ou de la religion, dont certaines n’ont pas survécu.
Dans le tableau « écosystémique » que l’auteur dresse de la Méditerranée des langues, quatre cadrans apparaissent correspondant aux états successifs des empires. Le Nord-Est, foyer de l’Empire grec, a répandu sa langue dans tout l’Orient méditerranéen, hellénophone jusqu’au 7e siècle. Le Nord-Ouest, romanophone, s’est lui aussi répandu dans le Maghreb jusqu’à la même époque. Puis la conquête arabe a balayé, au Sud, la partition est-ouest qui a subsisté au Nord : la chute de Byzance (1453) n’a fait que remplacer un pouvoir hellénophone par un nouveau venu, l’Empire turc, qui, pour autant, n’imposera pas sa langue, et finira, au seuil du 20e siècle, par se replier en Anatolie. Cette confrontation entre grands blocs n’a pas empêché la mer de jouer son rôle d’autoroute fluide, et L.J. Calvet prend plaisir à traquer les mots voyageurs qui émaillent les lexiques périméditerranéens : mots arabes et turcs en français, toponymes grecs et latins au Levant et au Machrek, mots italiens au Maghreb. On le suit sans peine sur ce terrain, mais cet éloge du « doux commerce » des mots n’empêche pas l’auteur de revenir à des réalités plus brutales. Si l’écologie linguistique qu’il propose invite à considérer les langues comme autant d’« espèces » qui se partagent les ressources d’un milieu, il ne faut pas oublier que ce partage n’est pas toujours pacifique, mais plutôt darwinien. De plus, cette concurrence « naturelle » se double, surtout depuis que les empires ont cédé la place à des nations, de politiques volontaristes, où les parlers minoritaires ont rarement à gagner. Aussi, il rappelle que le poids des langues ne tient pas seulement à leur nombre de locuteurs, mais aussi à leur usage écrit ou parlé, à leur statut officiel ou populaire, à leurs littératures et à leurs prix Nobel. Il revient donc sur une comparaison qui lui est chère entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Autant la situation des langues nationales au Nord lui semble stabilisée, autant la difficile arabisation postcoloniale du Sud le laisse perplexe : les trois niveaux d’arabe (classique, médiatique et dialectal-national), dont seuls les premiers sont écrits et enseignés, et le dernier parlé, sans compter les langues régionales (berbère, amazigh) fort mal défendues, lui semblent incarner une politique « paralysante », peu propice à lutter contre le poids véhiculaire du français, langue du dernier colonisateur en date. La Méditerranée est une mer chargée d’histoire, dont les traces créent parfois de bien étranges mixtures : saviez-vous qu’à Malte, la langue officielle est l’anglais, mais que dans les rues, on parle un arabe teinté d’araméen et d’italien ?
John Florio alias Shakespeare
<i>John Florio <i>alias</i> Shakespeare </i> <br />Lamberto Tassinari, Le Bord de l’eau, 2016, 384 p., 24 €.
« Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui. » Ce bon mot, dû à Alphonse Allais, moque le soupçon jeté sur l’identité du grand dramaturge anglais. Mais, au fond, cette boutade est-elle méritée ? Car le mystère plane toujours. On dispose de deux portraits de l’homme et on ne sait pas trop comment il devint dramaturge. On ne sait pas précisément quand ses pièces furent écrites, montées et publiées car, à l’époque, il était habituel de signer par un pseudonyme. De plus, l’œuvre appartenait non à son auteur, mais à la compagnie de théâtre qui l’avait achetée. On ignore aussi ce qu’il a fait de sa vie pendant sept ans (1585-1592) et comment il se fit introduire auprès des grands du royaume, condition nécessaire à la réussite sociale qui fut la sienne. Enfin, il a développé dans ses textes un style à la fois érudit et original, qualifié parfois d’étrange de la part d’un provincial n’ayant pas fréquenté l’université.
Pour toutes ces raisons, le soupçon a été jeté par de très célèbres lettrés (Jorge Luis Borges, Sigmund Freud, Walt Whitman, Charles Dickens…) et les spéculations sont allées bon train : peut-être Shakespeare était-il français ? Ou alors, n’était autre qu’un comte d’Oxford, ou que le philosophe Francis Bacon, voire, pourquoi pas, la reine Elizabeth en personne. Certes, dans les milieux spécialisés en shakespearologie, il existe un consensus officiel, défendu entre autres par Jean-Michel Déprats dans un « Que sais-je ? » récent (1) : William Shakespeare aurait été un homme du peuple, le fils d’un artisan gantier de la petite ville de Stratford-upon-Avon située à proximité d’Oxford. Simple diplômé d’une grammar school, il fut comédien avant de devenir écrivain et, fait rare pour ce type de profil, devint actionnaire d’une compagnie de théâtre. Auteur à succès de son vivant, il fut consacré, post mortem, comme le plus grand dramaturge de son temps.
Le philosophe canadien Lamberto Tassinari revient sur cette controverse. Au terme d’une sorte d’enquête policière érudite, il conclut que Shakespeare n’était autre que John Florio, fils de Michelangelo Florio, un Juif italien fuyant l’Inquisition, converti au calvinisme et réfugié à Londres, où il fut introduit par ses amis à la haute société. John, personnalité complexe méprisant la noblesse mais aristocrate de l’esprit et correspondant de Giordano Bruno, enseigna à Oxford, produisit un manuel anglais-italien et traduisit Montaigne. Il disposait par ailleurs de compétences politiques : travaillant un temps à l’ambassade de France, il put se familiariser avec les intrigues de cour. Il publia des textes sous les pseudonymes de Soowthern, de Resolute et, finalement, de Shakespeare. Son style, baroque et empreint de nombreuses innovations lexicales, de même que ses références fréquentes à la Bible et la prépondérance du thème de l’exil dans son œuvre, tout cela plaiderait en faveur de ce John Florio, étranger, cosmopolite, linguistiquement métissé et transculturel. Sauf à être spécialiste, on ne saurait trancher dans la rivalité qui oppose un Shakespeare représentant idéal-typique de l’identité nationale anglaise à une incarnation de la figure moderne du migrant. Mais on se laissera plaisamment aller à la lecture de cette minutieuse et fascinante étude qui nous fait entrer de plain-pied dans une œuvre et un auteur qui ont acquis, depuis longtemps, le statut de mythes.
La Vie intellectuelle en France
<i>La Vie intellectuelle en France </i> <br />Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), 2 vol., Seuil, 2016, 660 p. et 920 p., 38 € et 40 €.
On saluera d’abord l’ambition de ce projet mobilisant près de 130 collaborateurs, mais aussi et surtout sa réussite indéniable. L’ouvrage parvient à dresser un tableau très détaillé des débats qui ont fait vibrer la France, pays dont on dit qu’il aime les idées. Il enrichit notre regard sur une histoire souvent réduite à quelques blocs monochromes émergeant du passé. Or celle-ci fut bien plus riche et bigarrée qu’on le croit. Le choix d’alterner dans la présentation du texte les développements sur un thème et les encadrés sur un cas singulier (l’impact du Génie du christianisme de Chateaubriand, le rôle de Taine et Renan, l’évolution de la musique contemporaine…) en rend la lecture plus agréable. De même, la distribution par grands chapitres contribue à décloisonner nos visions de l’histoire, montrant à la fois la circulation et la perméabilité des courants d’idées ainsi que l’action des différentes temporalités, de la longue durée à l’événement ponctuel.
Toutefois, l’intention des auteurs n’est pas seulement de brosser une histoire des idées. C’est celle de « réancrer cette dernière dans une histoire de la société intellectuelle ». En effet, les idées ne prennent pas vie dans la pureté d’un ciel intelligible mais sous des conditions d’émission et de circulation. Les réseaux, les médias, les institutions jouent des rôles déterminants. Au premier rang d’entre eux, l’État a vu sa prégnance varier selon les époques, et nettement se réaffirmer dans la seconde moitié du 20e siècle. Si on fait le constat d’une défiance actuelle vis-à-vis des intellectuels et des idées (politiques notamment), on apprend aussi qu’elle n’est pas inédite. La critique des intellectuels a toujours été le fait d’autres intellectuels. La tristesse et le désarroi face à l’histoire, la conscience d’une crise de l’esprit (comme durant l’entre-deux-guerres) ont souvent conduit à des renouveaux créateurs. La méfiance ou le rejet vis-à-vis des nouveaux médias n’est pas non plus nouvelle : c’était déjà le cas lors du développement de la presse à grand tirage au 19e siècle. Pour autant, l’histoire ne se répète pas à l’identique. Dans un monde où la place de la France et des idées qu’elle produit ont reculé, sa voix ne donne peut-être plus le ton des débats, mais elle résiste encore à leur uniformisation planétaire.
Laëtitia ou la fin des hommes
<i>Laëtitia ou la fin des hommes </i> <br />Ivan Jablonka, Seuil, 2016, 384 p., 21 €.
Ce livre est un objet rare en sciences sociales, de ceux qui échappent à toute tentative de définition. Ce n’est pas un livre d’histoire ; néanmoins l’auteur plonge dans les racines des violences misogynes et dans l’histoire des faits divers pour alimenter son propos. On ne peut objectivement en parler comme d’une somme sociologique ; c’est pourtant l’une des études les plus fines de la jeunesse périurbaine paupérisée parue ces dernières années. Ivan Jablonka n’est pas journaliste, mais n’a rien à envier à une Florence Aubenas ou à un Emmanuel Carrère dans sa mise en scène de lui-même en quête de vérité. Ce n’est pas un livre d’ambition littéraire, mais il a pu tenter le jury du Goncourt. I. Jablonka ne fait ni de l’histoire, ni de la sociologie, ni de l’anthropologie, ni du journalisme, ni de la littérature, non, il fait tout cela à la fois et excelle dans chacun de ces genres.
Il raconte sa rencontre par-delà la mort avec la jeune Laëtitia Perrais, assassinée sauvagement à l’âge de 18 ans. Au début l’année 2011, sa disparition avait fait la une des journaux pendant plus d’un mois. Il part à sa recherche en suivant les traces de son passage sur Terre, afin de lui rendre sa dignité et sa liberté, et de ne plus résumer sa courte vie à sa fin tragique. Il parvient à rendre compte de la vie d’une jeune femme, mais aussi de la France de la fin des années 2000, de ses obsessions, de ses espoirs, de ses colères, le tout enlevé par une écriture travaillée, digne d’un roman. Il parvient à parler des femmes, de celles qui subissent les violences masculines depuis longtemps. En cela, la vie de Laëtitia est presque caricaturale tant ce fil rouge marque sa jeune existence. Alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, son père bat et viole sa mère. Dans sa famille d’accueil, le père agresse sexuellement des jeunes femmes, dont sa sœur jumelle, Jessica. Elle-même, le jour de sa mort, a suivi son meurtrier dans des bars. En historien, il replace sa trajectoire particulière dans les violences misogynes séculaires.
Qu'est-ce que la préhistoire ?
<i>Qu’est-ce que la préhistoire ? </i> <br />Sophie A. de Beaune, Gallimard, coll. « Folio », 2016, 376 p., 7,70 €.
La préhistoire est-elle une science et, si oui, de quelle solidité peut-elle se prévaloir ? Telle est la question dont s’est emparée Sophie de Beaune pour construire cet original essai sur une discipline qu’elle pratique tous les jours. La fascination exercée par ce continent perdu de l’histoire humaine est autrement plus puissante que les certitudes dont on dispose sur lui. Malgré la précision des techniques de datation et d’analyse, malgré la complexité des modèles construits par les chercheurs, toutes choses dont S. de Beaune donne un compte rendu minutieux et critique dans les chapitres intérieurs de ce livre, les vérités du préhistorien restent à tout jamais des hypothèses, et les faits archéologiques des indices qu’il est nécessaire de « faire parler ». Voilà pour la leçon de modestie. Mais on appréciera, au fil de son exposé, le raffinement de la « boîte à réfléchir du (même) préhistorien » et les progrès énormes accomplis dans l’exploration des époques les plus reculées de l’humanité. Les hypothèses classiques sur l’aube des techniques, du langage, des religions et des civilisations sont aujourd’hui, pour la plupart, obsolètes, preuve que notre connaissance de la préhistoire, à défaut d’être une certitude acquise, ne cesse d’avancer en fédérant des disciplines de plus en plus nombreuses et sophistiquées : science des minéraux, des végétaux, des animaux, biologie, taphonomie, archéologie expérimentale, anthropologie comparée, techniques d’analyse physique et chimique, modélisation informatique, etc. Au passage, S. de Beaune exprime ses réserves aussi bien face aux ambitions scientistes de la « new archeology » qu’aux envolées des théories les plus spéculatives, sur l’art des cavernes, entre autres, qu’elle renvoie aux « limbes de l’irréfutable ». La préhistoire, conclut-elle, n’est pas un « livre ouvert auquel il manquerait des pages », mais une construction contingente au moment que nous vivons, bref une science historique.
Diviser pour tuer
<i>Diviser pour tuer <br /> Les régimes génocidaires et leurs hommes de main <br /></i>Abram de Swaan, Seuil, 2016, 354 p., 22 €.
Les historiens des génocides sont de deux genres : ceux qui étudient le sort des victimes, et ceux qui scrutent les intentions des bourreaux. L’entreprise du sociologue Abram de Swaan est du second genre, mais le dépasse aussi car, au-delà des faits, son souci est de comprendre comment des massacres requérant « l’intervention de milliers voire de centaines de milliers de meurtriers » ont pu émailler le 20e siècle. Depuis les années 1960, la thèse des « bourreaux ordinaires », relancée en 1992 par Christopher Browning, domine la scène, et A. de Swaan ne cache pas son intention de la réfuter. Y parvient-il ? Nous le verrons plus loin, car là n’est peut-être pas l’intérêt principal de son travail.
On est en revanche immédiatement interpellé par la précision de son objet : ce que le sociologue veut cerner, c’est le ressort du massacre « les yeux dans les yeux ». Pas le geste de l’aviateur qui déverse un tapis de bombes sur une population invisible. Il veut comprendre les données communes aux opérations génocidaires (Arméniens, Juifs, Tutsis) mais aussi aux « classicides » (contre les paysans ukrainiens en 1932-1933), aux massacres politiques (communistes indonésiens en 1965), ou encore aux pogromes religieux (hindouistes et musulmans en Inde, 1947). Toutes ces situations, explique A. de Swaan, requièrent une autorité qui planifie l’action, mais aussi un nombre suffisant de bras qui exécutent la besogne. Dans quelles circonstances ?
A. de Swaan répond par une typologie originale des situations de massacre : frénésie du vainqueur, domination par la terreur, derniers feux (ou « triomphe ») des vaincus, mégapogromes. Le levier commun de ces exactions s’appelle « compartimentation ». Dans tout massacre, explique-t-il, il y a un « peuple du régime » et un « groupe cible ». Avant de pouvoir être attaqué, ce dernier doit être stigmatisé, déshumanisé et séparé du reste de la communauté. Au cœur de l’action, une autre compartimentation intervient : le plus souvent, les persécutions ont lieu hors de la vue du peuple. Depuis le début du 20e siècle, et peut-être avant déjà, les auteurs de tueries n’ignorent pas qu’ils commettent un crime. Les massacres doivent pouvoir être niés ou déguisés en faits de guerre. Mais une contradiction peut surgir : l’effet terrorisant des viols et des exécutions dépend aussi de leur publicité. Au Rwanda, en 1994, les villageois devaient participer, ou assister, à l’extermination de leurs voisins, et la compartimentation resta très partielle.
Enfin, une autre compartimentation intervient encore, à l’intérieur du corps et de l’esprit des exécutants. On s’est étonné qu’au cours de leurs procès, de nombreux bourreaux, se présentant comme de « bons citoyens », sans haine particulière de leurs victimes, aient fait preuve d’une absence de remords, affirmant qu’ils n’avaient pas été les « mêmes personnes » que celles qui comparaissaient. À la question lancinante posée par la participation de gens ordinaires à d’horribles carnages, A. de Swaan apporte donc une réponse psychologique : celle du dédoublement, ou « dysmentalisme », permettant à des hommes pourvus de capacités d’empathie relativement normales de se livrer à des violences épouvantables sur des gens désarmés.
Cela permet-il d’infirmer la thèse de la « banalité du mal » contre laquelle le sociologue s’élevait avec véhémence au début de l’ouvrage ? Pas vraiment. Faut-il rejeter l’explication par la situation ? Ça semble difficile, car l’auteur définit lui-même les situations singulières dans lesquelles se produisent les carnages. À ces réserves près, donc, l’essai d’A. de Swaan a un grand mérite : celui de bien montrer le chemin menant des citoyens policés vers la pire des barbaries.