Les sciences arabes

Du IXe au XVe siècle, la civilisation musulmane généra l'âge d'or des sciences arabes. Des générations de savants, soudés par l'usage d'une langue commune, reprirent et enrichirent les héritages grec et indien. Optique, astronomie, mathématiques... On sait l'importance de ces recherches en sciences dures, mais le bilan en matière de sciences humaines fut tout aussi fascinant.
La brillante civilisation qui accompagna l'expansion territoriale des premiers siècles de l'islam fit de la langue arabe le véhicule de multiples savoirs. Au gré des dilatations et des contractions de ce vaste empire musulman, sujet aux fluctuations de frontières, aux invasions périodiques et aux rivalités de pouvoir, l'adoption de l'arabe comme langue de culture donna une portée universelle à l'expression de ces savoirs. Elle assura aussi, grâce à la circulation des hommes et des livres, la transmission, malgré des particularismes, d'un système commun de références et d'un ensemble de curiosités. Ceci même lorsque le persan, dès le xe siècle, mais surtout au xiiie, puis le turc à partir du xve, accédèrent à leur tour au statut de langues de culture, particulièrement dans la mouvance d'intérêts qui recouvre l'actuel périmètre de nos sciences humaines.

À la recherche de nos sciences humaines
A chaque civilisation correspond une organisation générale des savoirs que les générations successives affinent ou modifient. La civilisation qui s'instaura dans les siècles suivant l'avènement de l'islam créa de nouveaux champs disciplinaires, tout en s'en appropriant d'autres, plus anciens, illustrés auparavant dans les aires gréco-byzantine et indo-persane. Une première distinction est donc à faire de ce point de vue. Les sciences religieuses, traditionnelles ou musulmanes englobaient, outre la lecture et le commentaire du Coran, l'étude de la langue arabe, en tant que véhicule sacré de la Révélation, ainsi que le « droit ». Alliant réflexion théorique sur la « Loi » - ou chari'a - et mise au point de règlements pratiques, le domaine juridique touche à la fois aux prescriptions religieuses et aux divers aspects de la vie sociale. Des clivages d'ordre religieux, politique ou doctrinal aboutirent à l'éclosion de différents courants ou écoles juridiques.

Parallèlement à ces sciences propres à l'islam, se sont développées des sciences dites étrangères, des anciens ou rationnelles, avec pour point de départ les amples mouvements de traductions, qui virent leur apogée à Bagdad au ixe siècle. L'organisation de ces sciences fut articulée, selon des modalités différentes d'un auteur à l'autre, en fonction des thèmes qu'offrait la lecture des oeuvres d'Aristote et de ses commentateurs néoplatoniciens. Etaient ainsi couvertes la philosophie avec ses diverses branches (métaphysique, logique, morale, naturelle, politique), les sciences exactes, la médecine, mais aussi des techniques divinatoires comme l'astrologie. En dehors de ces disciplines liées d'une part à la religion musulmane, d'autre part à l'héritage grec, des curiosités nouvelles menèrent à la création de genres aux contours plus flous, soit orientés spécifiquement vers une application pratique, soit destinés à délivrer, avec des accents littéraires et divertissants, un savoir encyclopédique à une élite urbaine cultivée. Il faut donc puiser dans ces diverses catégories d'écrits pour retrouver des intérêts recouvrant nos actuelles sciences humaines.

? La science de la langue. La nature du texte coranique, « dicté » lors de la Révélation, puis retranscrit par les successeurs de Mahomet, de même que la collecte et l'analyse critique des propos prêtés au Prophète ou des récits relatant ses actes (hadith) conduisirent à une étude approfondie de la langue arabe, dans sa morphologie et sa syntaxe, dès le viiie siècle. A côté d'ouvrages de grammaire, de lexicographie, la spécificité de la langue arabe suscita une réflexion méthodologique sur un plan linguistique plus général. En particulier, une démarche combinatoire fut inaugurée pour explorer les possibilités morphologiques, qui rejoignit au xiiie siècle les recherches des mathématiciens algébristes. De même firent l'objet d'études les mécanismes de formation de vocabulaires spécialisés, en une langue qui, à l'origine parlée par des nomades, véhiculée par la seule poésie orale, puis fixée par le texte coranique, était devenue apte à rendre compte de tous les savoirs.

? La psychologie. Entre le ixe et le xiie siècle, la falsafa, la philosophie d'inspiration grecque, a laissé sa marque dans l'histoire de la pensée. Les noms d'Avicenne et d'Averroès suffisent à en suggérer l'éclat. Dans les efforts manifestés par ces philosophes pour faire se rejoindre la tradition grecque et la doctrine musulmane, la définition de l'âme humaine et de ses rapports au corps constituait des points cruciaux et délicats. Suscitées par la lecture du traité De l'âme d'Aristote, ces réflexions se sont aussi nourries de la pensée médicale grecque, en particulier de Galien (iie siècle apr. J.-C.). Une « psychologie » s'est ainsi déployée à l'intersection de la médecine et de la philosophie. Avec des solutions différentes selon les auteurs, la frontière entre ce qui revient à l'âme, et relève donc de la morale, et ce qui revient à la physiologie a fait l'objet de multiples débats. Quels sont les rôles respectifs du cerveau, siège des facultés psychiques, et du coeur, siège des émotions ? Quelle part de raisonnement peut-on attribuer aux facultés cérébrales ? Quelle est l'incidence des dérèglements physiologiques sur les comportements moraux ? A ces réflexions philosophico-médicales s'est joint l'apport de l'optique, particulièrement développé, notamment pour ses applications en astronomie. L'optique arabe incluait une importante dimension psychologique, en soulignant le rôle déterminant, dans le processus de la vision, du jugement opéré par les facultés cérébrales et leurs possibilités d'erreurs menant aux illusions.

? L'histoire. L'écriture de l'histoire est intervenue en marge des deux grands groupes formés par les sciences religieuses et les sciences rationnelles. Le désir de replacer l'avènement de l'islam dans une histoire universelle, de décrire les étapes de la conquête, de trouver une unité aux multiples peuples qui formèrent la communauté musulmane donnèrent lieu à différents genres historiques. Au fil des siècles, il s'agissait aussi de réfléchir sur les revers de l'épopée musulmane et l'astrologie y avait parfois son mot à dire. Parmi les genres adoptés, doivent être signalées les tabaqat, ces récits tendant à montrer les chaînes de transmission de savoirs et de traditions au sein de catégories, de groupes particuliers : écoles juridiques, philologues et poètes, ascètes et mystiques, médecins et savants, etc. C'est la succession des biographies qui forme alors la trame historique. Les replis régionaux qui marquèrent les xiiie-xve siècles ouvrirent une période propice aux histoires locales. De même, la domination ottomane inaugura une floraison d'écrits historiques en langue turque.

? La géographie. Il faut encore chercher à l'intersection de plusieurs disciplines, recourir à différents genres d'écrits pour reconstituer l'ensemble d'un savoir géographique. Dans la ligne de la Géographie de Claude Ptolémée (iie siècle apr. J.-C.), s'est développée une géographie mathématique, qui emprunte à l'astronomie et à la trigonométrie pour dresser la carte du monde et des climats. Les écrits vont de pair avec des réalisations cartographiques, pour la terre comme pour la mer, et avec la fabrication de mappemondes. Les besoins de l'administration centrale, du commerce, des déplacements des armées, la mise en place d'un réseau postal incitèrent à décrire les routes, les régions, les villes de l'empire, et à s'intéresser aux populations qui s'y rencontraient. Enfin des récits de voyages, certains intégrant une part de merveilleux, d'autres plus authentiques relatant de vastes périples effectués à l'occasion du pèlerinage à La Mecque, par exemple, complètent le tableau riche et foisonnant de la géographie arabe. Comme l'histoire, la géographie pouvait inclure des intérêts de type ethnographique et sociologique, que la diversité du monde musulman, son destin particulier et son aspiration à l'unité avaient stimulés.

En recueillant et en faisant évoluer les disciplines héritées de l'Antiquité grecque, les savants arabes jouèrent un rôle clé dans la transmission et l'enrichissement du savoir à l'origine de nos sciences modernes. Du ixe au xve siècle, de l'Espagne à l'Asie centrale, une vaste communauté de penseurs donna à la civilisation arabe, cimentée par une communauté de langue et de concepts, un rayonnement qui imprègne toujours une partie de notre intellect.