Rares sont les outils éducatifs qui possèdent autant de vertus que le livre. Il est d’abord, pour les tout-petits, assimilable à un jouet que l’on tripote, malaxe, maltraite, grignote et parfois dévore au sens propre, favorisant l’éveil de tous les sens dans le plaisir ludique. Puis, il devient très vite, par le truchement de l’adulte lecteur, un vecteur de développement intellectuel, boostant l’acquisition du langage, l’élaboration de la pensée, la compréhension de soi et du monde… Sans oublier l’estime de soi ! Le plaisir et le pouvoir des livres viennent très tôt aux enfants, capables dès quelques mois d’établir une relation entre les sons qu’ils entendent et le sens qui y est rattaché. Stanislas Dehaene, psychologue cognitif et neuroscientifique français auteur de Apprendre à lire : Des sciences cognitives à la salle de classe (Odile Jacob, 2011), en témoigne : « Avant un an, le bébé dispose déjà d’un embryon de lexique mental : il connaît depuis l’âge de 4 mois certains mots comme son prénom, papa, maman et il repère de mieux en mieux les formes sonores qui se répètent dans les phrases. ». Vers le 6e mois, déjà, le bébé sait faire la distinction entre l’objet réel et l’image qui le représente. « Autrement dit, commente Denise von Stokar, critique littéraire suisse pour enfants et co-fondatrice de l’Institut suisse Jeunesse et Médias, il entre dans la représentation symbolique du monde qui est le secret de tout art, graphique et littéraire ». Cet accès à la fonction symbolique constitue une étape fondamentale dans le développement de l’enfant.
Marie-Paule Thollon-Behar, psychologue du développement, docteur en psychologie impliquée dans la recherche (université de Lyon) et formatrice auprès de professionnels de la petite enfance, précise le propos : « Quand l’enfant comprend, entre 18 mois et 2 ans, que le dessin représente quelque chose qu’il peut reconnaître et que le texte raconte une histoire, c’est un vrai changement de la pensée qui s’opère et c’est la véritable entrée dans le langage. » Après avoir simplement pointé une image du doigt, l’enfant pointe les images en les nommant puis est capable, à mesure qu’il grandit, de nommer des éléments de l’image en racontant une histoire qui le ramène à son vécu. Serge Tisseron, psychiatre et chercheur bien connu entre autres pour ses travaux sur l’impact des images et des écrans sur les enfants, nous apprend en effet que le bébé puis le petit enfant qui écoute des histoires vit d’abord tout à fait dans les histoires racontées, comme si elles faisaient partie de lui-même. Ce n’est que plus tard, après avoir entendu beaucoup d’histoires, qu’il commence à comprendre qu’elles sont extérieures à lui et qu’il peut alors prendre de la distance 1. S’ensuit la phase où il est capable de raconter un bout de l’histoire narrée dans le livre et enfin, celle où il peut faire des enchaînements, commenter toute la suite d’images ! « À ce moment-là, précise Denise von Stokar, il a appris à lire la grammaire des images, ce qui le prépare bien à la lecture des textes car les éléments iconographiques constituant ensemble le message d’une image correspondent, au fond, aux éléments graphiques que sont les lettres, qui se réunissent en mots pour former des phrases puis des paragraphes, puis des chapitres entiers d’un texte. » Pour accomplir ce long chemin du simple pointage de formes visuelles à une lecture visuelle de toute une série d’images, l’enfant doit pouvoir regarder de nombreuses images avec un adulte qui l’accompagne, le guide, l’incite à interpréter. Car les bienfaits des livres, pour les enfants petits, sont dépendants de la relation qui se noue dans la lecture à voix haute par un adulte.