Extrait de Quelle école voulons-nous ? La passion du savoir (avec Jean-Michel Blanquer), Éditions Sciences Humaines/Odile Jacob, 2020.
« Ma philosophie de l’éducation trouve sa source dans mon expérience juvénile : j’ai été à la fois un autodidacte m’éduquant par les livres, les films, puis les essais. Anatole France et Montaigne d’une part, Rousseau, Tolstoï et surtout Dostoïevski d’autre part ont joué un rôle majeur. Puis, la philosophie est arrivée dans ma vie. C’est un ami, élève d’un professeur marxiste, qui m’a convaincu que dans le monde rempli d’incertitudes et de défis que nous vivions (1938-1939, Munich, la déclaration de guerre…), il fallait refaire le chemin de Marx : disposer d’une méthode de connaissances (la dialectique), d’une conception du monde, de l’homme, de la société de l’histoire, de l’avenir, mais aussi dépasser les limites et carences de cette pensée. Je me suis alors inscrit en histoire et en géographie, en philosophie (qui comportait de la sociologie), en droit (dans lequel on retrouvait de l’économie) et en science politique. J’ai construit, sur la base de ma culture littéraire, une culture en sciences humaines et partiellement en philosophie. J’ai continué par la suite à me cultiver sur la nature humaine en élaborant mon livre L’Homme et la Mort. Je suis devenu très curieux des sciences, j’ai pu m’éduquer à la biologie à l’Institut Salk en Californie, dans la revue Arguments que je dirigeais, en fréquentant le Groupe des dix composé de cybernéticiens et de biologistes, dans les œuvres de John von Neumann et Heinz von Foerster, avant de poursuivre mon autoéducation dans l’élaboration de La Méthode. Je n’ai pas cessé d’être étudiant. C’est au cours de la rédaction de La Méthode (de 1977 à 2009) que s’est développée en moi l’idée d’une réforme de la connaissance et plus largement d’une réforme de la pensée. Je méditais un “manuel pour écoliers, enseignants, citoyens” à la demande du ministre de l’Éducation, Claude Allègre, qui envisageait une réforme de l’enseignement du secondaire. Le rejet de mes propositions m’a incité à écrire ma trilogie pédagogique (La Tête bien faite en 1999, Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur en 2000, Enseigner à vivre en 2014). Ma conception de la mission de l’éducation est évidemment englobée dans une conception anthropologico-historio-sociologico-politique plus ample, ces quatre dimensions étant liées dans mon esprit. La mission anthropologique est de susciter le meilleur de l’humain en chacun, de lui donner les moyens de problématiser, de favoriser la réalisation et l’affirmation de chaque “je” dans un “nous”, de stimuler non seulement l’esprit critique mais aussi l’esprit autocritique et l’autoconnaissance, d’encourager à aimer la vie et d’y trouver la force de se révolter contre ses horreurs, de fournir une culture non mutilée qui associe culture scientifique et culture des humanités. La mission sociologique est de former l’esprit citoyen, inséparable de la démocratie, qui doit connaître et ressentir ses devoirs et ses droits à l’égard de sa patrie. Enfin, la mission historique s’identifie à la mission anthropologique car nous sommes en un temps où la mondialisation a créé une communauté de destin pour toute l’humanité. Cette communauté de destin est présentement une communauté d’inquiétudes et de périls, sauf pour une petite élite qui adhère au mythe d’un homme augmenté par le transhumanisme. Certes, nous vivons une époque de transformations énormes et multidimensionnelles qui semblent préluder à une mutation généralisée ou une catastrophe généralisée, voire à l’un dans l’autre, mais il est nécessaire, à mon sens, que notre époque nous restitue intensément le sens de l’aventure humaine et de notre part personnelle dans cette aventure. La cosmologie a révélé la vérité oubliée de l’aphorisme d’Héraclite : tout dans l’Univers est le produit de concorde et de discorde. Effectivement, dès la naissance de l’Univers se sont confrontées et affrontées les forces d’union et de désunion, d’organisation et de destruction ; cela s’est poursuivi de façon originale dans l’aventure de la vie et dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, ces forces sont interdépendantes dans la mondialisation. Or l’aventure humaine depuis la préhistoire comporte ses moments de barbarie, et c’est un de ces moments cruciaux que nous vivons aujourd’hui. C’est cette conscience et cette lucidité que devrait apprendre chaque jeune esprit : prendre le parti de tout ce qui unit et fraternise (Éros) contre tout ce qui disjoint et détruit (Thanatos).