Mais d'où viennent les masques des passants ordinaires ?

Dans la rue, au supermarché, en voiture… D’où viennent les masques sur le visage de certains passants malgré les difficultés d’approvisionnement ? Si quelques Français y renoncent pour les laisser aux soignants, d’autres y ont recours pour se protéger et protéger les autres. Le sociologue Franck Cochoy fait le point sur une recherche en cours.

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Avec des chercheurs des universités de Toulouse, de Nice et de l’École des mines de Paris, nous avons engagé une étude sur l’usage des masques lors de la pandémie. L’Agence nationale de la recherche y apporte son concours. Notre appel à témoignage a été relayé par trois grands quotidiens régionaux : La Dépêche du Midi, La Montagne et Nice Matin. Ces témoignages ont été recueillis à chaud, au cœur du confinement, au pic de l’épidémie et de la pénurie de masques, en un temps record (plus de 2500 témoignages détaillés couvrant la France entière obtenus entre le 3 et le 10 avril seulement !).

Je voudrais ici en livrer un premier aperçu, portant sur la lecture exhaustive des quelque 70 témoignages complets 1 que nous ont livrés les habitants de la Haute-Garonne. Je me limiterai à l’examen d’une question qui revient avec insistance dans les médias comme dans les conversations, et pour laquelle on n’avait jusqu’ici que peu d’éléments de réponse : « Mais d’où viennent les masques ? » Comment se fait-il que, depuis le début de la pandémie, gouvernants, soignants, médias et citoyens ordinaires déplorent chaque jour le manque de masques à disposition des patients, des soignants et des autres professionnels particulièrement exposés, et que l’on observe simultanément, dans les rues, la dissémination de ces mêmes masques qui font tant défaut aux personnes les plus menacées ? « Ce qui m’étonne, c’est de voir quand même beaucoup de monde avec des masques. Comment font-ils, puisqu’apparemment les masques sont réservés au personnel soignant ? » s’interroge avec perspicacité Henriette, retraitée de 63 ans (tous les prénoms sont fictifs).

Ceux qui ont des masques et ceux qui n’en ont pas

Avant de répondre à la question d’Henriette, il convient de souligner qu’elle oppose deux groupes, ceux qui ont des masques et ceux qui n’en ont pas. Alors que la pandémie unit la population, dans un réflexe de défense quasi unanime qui puise au plus profond de ce que le sociologue Émile Durkheim appelait la conscience collective, le port des masques fait émerger par contraste une inégalité sociale d’un nouveau type. Cette inégalité est d’autant plus vive qu’elle saute à la face de tous, littéralement, par opposition aux inégalités classiques de revenus, de logement ou de santé qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont plus intimes, moins repérables dans l’espace public. Un premier enseignement est que personne parmi nos témoins ne semble négliger cette inégalité ; ceux qui ont répondu à notre appel sont probablement ceux qui prennent la maladie le plus au sérieux. Ils se montrent donc particulièrement sensibles à la juste répartition des moyens considérés comme susceptibles de la contenir. Intervient ici une crainte voire une angoisse très largement partagée, en particulier dans la population féminine âgée : « J’ai vraiment la trouille », résume Marie, 75 ans, retraitée.

Mais alors, pourquoi certains n’ont-ils pas de masque ? On pourrait imaginer qu’une partie du public n’en voit pas l’intérêt : « Je ne le porterai qu’en cas d’obligation », proclame Mariette, technicienne supérieure de 60 ans. Et Mariette d’ajouter : « Je ne supporte déjà pas une écharpe quand il fait froid ! J’étouffe avec quelque chose sur le visage. Je ne pense pas que ça soit utile. Ne pas tousser en face d’autrui, c’est une évidence, mais porter une muselière en permanence, c’est de l’esbroufe ! Si ça rassure ceux qui en portent, grand bien leur fasse. » Mais en dépit de son affirmation bravache, Mariette ne nie en rien la dangerosité de la maladie, et adopte plutôt une attitude assez commune qui vise, face à la pénurie, à se faire une raison. Nombreux sont ceux qui mettent ainsi en œuvre la stratégie discursive qu’ils reprochent par ailleurs au gouvernement. Cette stratégie a deux composantes. Un premier argument consiste à faire confiance aux autres mesures de prévention, dont la distanciation sociale : « Je [n’ai pas de masque] et n’en suis pas soucieuse. Je pense que la distanciation sociale est parfaitement suffisante », affirme Yvonne, 70 ans, retraitée. « Seul le supermarché pourrait poser un risque, mais si l’on s’y déplace à certains horaires, on rencontre très peu d’acheteurs donc peu de contacts », explique Sylvie, 62 ans, elle aussi retraitée. Un second argument consiste à souligner que la mauvaise utilisation du masque est problématique : « Ce n’est pas une protection efficace si on ne s’en sert pas correctement », note Clémence, cheffe de produit mobile et designer Web, 28 ans. « J’ai touché plusieurs fois le masque pour le replacer car je porte des lunettes et à chaque respiration je ne voyais plus rien à cause de la buée sur mes lunettes. »