Marcel gauchet (1946-) Ou la démocratie désenchantée

En partant d’une vision critique de la rhétorique des droits de l’homme, le philosophe français s’est livré à une « anthroposociologie transcendentale » de la démocratie et de ses crises depuis la fin du 18e siècle.

«Les droits de l’homme ne sont pas une politique » : nous sommes en juillet 1980 quand paraît dans une toute jeune revue que vient de lancer l’historien Pierre Nora, Le Débat, cet article encore cité et discuté aujourd’hui. Si son auteur, le rédacteur en chef de la publication, Marcel Gauchet, pointe l’aspect positif d’un retour du thème des droits de l’homme après des décennies où l’intelligentsia française a été fascinée par l’URSS de Staline ou la Chine de Mao, il avertit qu’ils « pourraient n’être qu’une façon d’éviter, en les nommant à côté d’une réponse toute prête, les questions qui naissent de l’effondrement du projet de société forgé au cours d’un siècle et demi de mouvement ouvrier ». Et évoque déjà plusieurs pistes qui vont nourrir son œuvre à venir : nous serions passés de sociétés « hétéronomes », structurées de manière verticale et en profondeur par les « puissances de l’au-delà », à des sociétés « autonomes », composées d’une masse d’individus qui se dictent à eux-mêmes leurs lois et politiques. Une mutation qu’a permise, paradoxalement, le christianisme, qu’il définira d’une formule célèbre dans son essai Le Désenchantement du monde (1985) : il est « la religion de la sortie de la religion » car il incite les hommes à penser leur monde comme distinct du monde divin, et donc à réfléchir à leur autonomie. Comment, à partir de cette masse d’individus, obtenir alors « une somme collective viable » ? Cette question nourrit sa réflexion sur la naissance et la viabilité de la démocratie, poursuivie sur quatre décennies au croisement de la philosophie politique, de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie : lui l’a un jour résumée dans le livre d’entretiens La Condition historique (2003), et « en dépit de ce que la formule peut avoir de ridicule par sa grandiloquence », comme une « anthroposociologie transcendentale ».