Vous exposez dans ce livre l’embarras, voire l’ambivalence qu’éprouvent certains quadragénaires d'aujourd'hui vis-à-vis de leurs parents vieillissants, pour des raisons affectives, mais aussi à cause de considérations culturelles et politiques.
Quelques témoignages reflètent en effet des jugements sur 68 : notre génération a tout eu, le plein emploi, la croissance, des facilités de toutes sortes. D’où un certain agacement devant nos difficultés actuelles : il faudrait en plus que notre vieillesse soit prise en charge ! Ce discours existe, mais n’est pas dominant. Quand on dit que nous sommes une génération égoïste et immature, c’est d’ailleurs un peu rapide. La plupart des seniors s’occupent énormément de leurs enfants et petits-enfants, les aident beaucoup, financièrement ou en termes de services. Et notre génération leur a apporté beaucoup de libertés. Le jugement réprobateur est une posture, car s’il y a bien ce jugement collectif, individuellement chacun voit les choses autrement suivant son histoire familiale. Dans leur grande majorité, les quadragénaires ont plutôt l’intention de faire de leur mieux pour ne pas laisser tomber leurs parents. Avec une inquiétude : en auront-ils les moyens ? Certains sont dans l’idéalisme, espérant recueillir leur père ou leur mère chez eux. C’est un fantasme, ce n’est pas réaliste du tout ! Autrefois les familles prenaient les personnes âgées chez elles, mais la dépendance durait un an, deux ans tout au plus. Aujourd’hui, c’est pendant dix ou quinze ans que l’on peut vivre dépendant. Autant on peut envisager d’accueillir un parent dépendant pour de petites vacances, autant c’est impossible à long terme. Ce serait forcément au détriment de la vie familiale. Mais alors, où vieillir, sinon en institution ? Pour que ce passage à l’institution ne soit pas vécu dans la culpabilité par les enfants, il faut absolument que les parents choisissent eux-mêmes l’endroit où ils souhaitent aller en cas de besoin.
Beaucoup de parents refusent d’être une charge pour leurs enfants.
C’est vrai, mais la peur de l’abandon et de la solitude apparaît. On constate donc une ambivalence : on ne veut pas peser sur les enfants, mais on sait qu’on aura besoin d’eux. Il est nécessaire de mettre les choses à plat et d’anticiper, pour pouvoir vivre jusqu’au bout des relations affectives qui ne soient pas empoisonnées par la culpabilité. Il faut en finir avec le déni de la vieillesse et oser aborder le grand âge, le handicap, et aussi la mort. On ne parle pas assez de tout cela entre générations. J’ai d’ailleurs tenté de montrer dans ce livre qu’on a une vision trop négative de la dépendance. La dépendance n’est pas une catastrophe. Elle recèle une dignité. Ces personnes très vulnérables nous apportent quelque chose, en faisant appel à notre humanité la plus profonde, au souci de l’autre. En se laissant soigner, porter par les autres, elles font éclore une qualité affective et relationnelle qui parfois n’existait pas dans la relation parents/enfants. Combien d’enfants disent qu’ils découvrent en eux des capacités de tendresse et d’attention qu’ils n’avaient pas développées jusqu’alors vis-à-vis de leurs parents ? Ces enfants ne regrettent jamais d’être devenus les parents de leurs parents. Ces situations réparent souvent le passé.