Stupeur dans les sciences humaines : les enquêtés se rebiffent. Ceux qui d’ordinaire se laissaient docilement interviewer, questionner, objectiver par les sociologues n’hésitent désormais plus à contrôler l’usage qui est fait des données qui les concernent. Le sociologue Frédéric Chateigner a dû ainsi retirer de la vente un livre restituant son enquête auprès de cercles d’écrivains amateurs : l’un des enquêtés, bien qu’anonymisé, s’était reconnu et avait estimé que l’ouvrage portait atteinte à sa vie privée. Le livre a depuis reparu sous un autre titre, expurgé des éléments concernant cette personne (1). Plus récemment, des politistes ont été condamnés pour diffamation envers un mouvement indépendantiste savoisien, qu’ils avaient décrit, preuves à l’appui, comme « partisan du recours à la violence ». Le jugement a été annulé en appel, mais pour des raisons de forme (les faits étaient prescrits) et non en raison des arguments avancés par les chercheurs. On peut aussi citer le cas de l’écrivaine Victoria Thérame, qui a publié un « droit de réponse » dans la revue Genèses, suite à la publication d’un article de la sociologue Delphine Naudier consacré à son cas. V. Thérame, qui lui avait accordé des entretiens et fourni de la documentation, s’est sentie trahie par l’analyse que la chercheuse faisait de sa carrière littéraire, analyse jugée méprisante, réductrice et truffée d’erreurs factuelles (2).
Ce n’est donc sans doute pas un hasard si dans les revues de sciences sociales se multiplient depuis peu les réflexions sur l’éthique ou la déontologie du chercheur, souvent à partir des problèmes que pose l’enquête de terrain. Que faire des informations dont le haut fonctionnaire qui vous les donne vous glisse que « vous n’êtes pas obligé de les mettre dans votre thèse… » ? Faut-il soumettre le résultat d’enquêtes aux enquêtés afin de l’améliorer ? Peut-on enregistrer ou observer des individus à leur insu (3) ? Ces dilemmes ne sont certes pas nouveaux, mais en général le chercheur était relativement seul pour les résoudre. Il semble émerger chez les chercheurs, devant les nouvelles exigences auxquelles ils font face, un désir de leur apporter une réponse collective et formelle. D’où par exemple des tentatives, pour l’heure inabouties, d’élaboration de chartes déontologiques au sein des associations professionnelles de sociologues ou de politistes. Car les enquêtés ne sont pas les seuls à se manifester : de plus en plus de travaux en sciences humaines sont financés sur contrat par des institutions, des entreprises qui peuvent bloquer la diffusion des résultats si ces derniers ne leur plaisent pas, en revendiquant la propriété intellectuelle de l’enquête.
Les débats sont en cours. Mais les intervenants ont pour point commun de rejeter le modèle américain de « régulation éthique », fondé sur des comités chargés d’approuver a priori les protocoles d’enquête en sciences humaines, et où le parti de protéger à tout prix les enquêtés aboutit souvent à des exigences scientifiquement absurdes (un anthropologue souhaitant étudier les enfants snifeurs de colle dans la rue se voit par exemple sommé d’obtenir l’autorisation écrite des parents… (4)) et, plus dommageable encore, à l’abandon des projets de recherche. Un colloque (5) s’est récemment tenu pour faire le point sur ces problèmes brûlants et tenter d’y trouver une réponse. Pour le sociologue Sylvain Laurens (6), l’un des organisateurs, il devient urgent de défendre un droit à l’enquête en sciences sociales. Explications.