Tout commence à Paris, dans les années 1930. Une génération entière de jeunes philosophes est en train de découvrir Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, ou encore la phénoménologie de Husserl et Heidegger. La moisson est riche, puissante, presque violente ; elle va transformer en profondeur tout le paysage intellectuel français. Au moment où il se met à écrire, en 1933, Maurice Merleau-Ponty a parfaitement compris qu’il était devenu impossible désormais de penser comme avant. Il est urgent de forger une « nouvelle idée de la raison », intégrant tout ce que l’intellectualisme des « maîtres », comme Alain ou Léon Brunschvicg, considérait à tort comme irrationnel ou non philosophique : « Il s’agit de penser ce que la plupart des philosophies ont tenu pour produit de rebut. Car nous ne sommes pas “équipés” pour penser l’existence et tout le travail reste à faire. » Avec Jean-Paul Sartre ou Emmanuel Levinas, Merleau-Ponty est ainsi l’un des premiers à voir dans la phénoménologie venue d’Allemagne un instrument précieux, capable de donner voix à l’expérience vécue, concrète, sauvage, bref à tout ce qui en nous précède et excède la raison.
Dans son grand ouvrage de 1945, Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty montre que la perception, si on la décrit conformément à son sens vécu, appelle une véritable réforme de nos catégories philosophiques. De fait, l’esprit qui perçoit n’est pas un esprit désincarné, qui jugerait ou connaîtrait le monde à distance, sans s’y compromettre. Nous sommes « du » monde avant d’en être les spectateurs ; l’enracinement du sujet percevant dans son corps et dans son monde défait l’illusion d’un regard de survol, délié de toute attache dans l’être. Pour autant, la perception ne se réduit pas au fonctionnement d’un système nerveux passivement soumis à ses stimulations. Située « plus bas » que le cogito des philosophes, mais « plus haut » que le corps objectif de la science, la perception est un acte ambigu, situé à mi-chemin de l’esprit et du corps, du sujet et de l’objet, de la connaissance et de l’être. Elle est l’acte humain fondamental, mais qui, pris au sérieux, défait tous les modes habituels de la pensée… Mobilisant la toute nouvelle psychologie de la forme (Gestalt), la psychanalyse et la psychopathologie, la linguistique et l’ethnologie, Merleau-Ponty opère ainsi une véritable transfiguration du sujet philosophant : le « je pense » est finalement devenu un « je peux » corporel, opaque, archaïque, rendu énigmatique à lui-même.