Métamorphoses d'une œuvre

L’édition des cours au Collège de France, désormais achevée, à quoi s’ajoute la publication d’une série de cours et conférences délivrés ailleurs et de certains manuscrits inédits, transforme la physionomie de l’œuvre de Foucault.

Il y a des œuvres dont la physionomie, l’image, la compréhension change profondément avec la publication posthume de fragments, de journaux, de cours, de projets inachevés. Ce fut le cas de l’un des philosophes les plus chers à Michel Foucault, Friedrich Nietzsche : les Fragments posthumes occupent aujourd’hui dans le commentaire sur Nietzsche une place souvent plus importante que les livres publiés par Nietzsche de son vivant. C’est aussi le cas de Martin Heidegger, dont un écrit tenu pour majeur – Beiträge zur Philosophie – a été publié une vingtaine d’années après sa mort, et, surtout, dont les « Cahiers noirs » dont la publication a commencé en 2014, ont constitué un nouveau « tournant » dans l’interprétation, notamment en raison de plusieurs passages antisémites et de signes d’imprégnation en profondeur de sa pensée de l’Histoire par le nazisme.

Et c’est assurément, aujourd’hui, le cas de Foucault. La publication complète des cours au Collège de France (1970-1983) a contribué au renouvellement des perspectives, avant que la formation du « jeune Foucault » ne soit abondamment documentée par la parution de cours et de manuscrits inédits, dont une thèse abandonnée. Une scène pas si lointaine témoigne des corrections de notre perception de Foucault : en décembre 1998, lors d’une rencontre organisée à la Sorbonne, Pierre Bourdieu émettait ce jugement : la limite essentielle de la « pensée critique » de Foucault tiendrait à ce qu’elle aurait entièrement laissé de côté le problème de la domination économique. Déjà discutable au moment où elle fut prononcée, cette sentence est aujourd’hui totalement infirmée par la publication des cours de 1978-1979, Naissance de la biopolitique. Ceux-ci montrent que Foucault s’est plongé dans le corpus économique des « ordolibéraux » allemands et des « néolibéraux » de l’école de Chicago à un moment où bien peu y accordaient de l’intérêt, alors qu’il s’agissait assurément d’un courant économique qui a contribué à transformer la face du monde dans les dernières décennies du 20e siècle. Foucault interrogeait la nouveauté de ce libéralisme par rapport au « laisser-faire » du libéralisme classique : « Il ne s’agit pas simplement de laisser l’économie libre. Il s’agit de savoir jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques sociaux de l’économie de marché. »

Ces recherches de Foucault ont donné de considérables ressources aux études de la gouvernementalité néolibérale, déployées sur un mode souvent plus explicitement critique que la présentation qu’en donnait Foucault. Car l’une des moindres surprises de ce cours n’est pas que celui qui fut, après Jean-Paul Sartre, l’incarnation par excellence de « l’intellectuel de gauche », y parle soudain d’inventer des « utopies libérales » – on débat toujours pour savoir quelle est la part de provocation et la part de sérieux de ce projet.

Deuxième exemple d’« écart » introduit par les récentes publications de cours ou de conférences : on pouvait penser que le « nietzschéen » Foucault épousait tout à fait la vision du christianisme de l’auteur de L’Antéchrist – laboratoire d’une moralisation oppressive, inventeur d’une âme, « prison du corps » (selon une formule frappante de Surveiller et Punir qui « renversait » la proposition platonicienne du corps comme prison de l’âme) et grande instance de diabolisation de la sexualité. Certes, le premier volume d’Histoire de la sexualité s’écartait déjà de « l’hypothèse répressive » en estimant que le christianisme, comme « pouvoir pastoral », avait œuvré à faire proliférer le discours sur le sexe comme « vérité » de l’individu plutôt qu’à simplement « réprimer » la sexualité. Mais cette affirmation, plutôt dirigée contre certaines naïvetés du discours de la « libération sexuelle » des années 1960, restait peu étayée dans La Volonté de savoir. Elle se dote d’un champ d’exemples dans les cours de 1979-1980, Du gouvernement du vivant et dans le quatrième volume de l’Histoire de la sexualité, Les Aveux de la chair (paru seulement en 2018), où l’on constate que Foucault a développé une étude fine et érudite non seulement des diverses pratiques de confession et de pénitence, mais aussi des réflexions des Pères de l’Église sur le rapport à soi, et de thèmes théologiques a priori bien peu foucaldiens comme le baptême, l’illumination, etc.