Milgram revient en France ?

L'expérience de Milgram transposée sur un plateau de télévision pour dénoncer notre soumission au petit écran... Tel est le pari lancé par le journaliste Christophe Nick dans sa série documentaire polémique "Jusqu'où va la télé ?", diffusée les mercredi 17 et jeudi 18 mars 2010 sur France 2. Mais que peut-on vraiment en conclure d'un point de vue scientifique ? L'avis de Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale (université Grenoble 2) et membre de l'Institut Universitaire de France.

Paris, 1958. Un jeune homme de vingt-cinq ans appelé Stanley Milgram achève une recherche sur la conformité dans le cadre de sa thèse en psychologie sociale. Selon ses résultats, les Français se soumettraient peu à l’autorité par rapport aux Norvégiens, ce qui est mis au crédit de notre tradition contestataire...

Près de cinquante ans plus tard, le réalisateur Christophe Nick et son équipe invoquent le psychologue de Yale pour adapter en France ses études sur l’obéissance, dépeignant les participants comme des êtres malléables et soumis. Le pari de C. Nick : transposer l’expérience originelle dans un autre système, celui de la télé-réalité, avec son mauvais goût très sûr, son tapage et ses valeurs creuses. De nombreux aspects de l’expérience initiale ont ainsi été importés du sobre laboratoire de recherche sur l’apprentissage au plateau tonitruant du studio 107 de la Plaine St Denis.

Pour qui est familier des investigations du psychologue de Yale sur la soumission à l’autorité, il ne fera aucun doute que le réalisateur de la Zone Xtrême et ses associés ont travaillé leur sujet. Le faux tirage au sort, les injonctions standardisées de l’autorité, les plaintes et les hurlements de la victime qui regimbe, le dispositif d’administration des électrochocs, tout cela a été repensé et adapté de manière suffisamment rigoureuse pour qu’il soit permis d’ajouter aujourd’hui la Zone Xtrême dans la longue liste (plusieurs dizaines) des études réalisées dans le sillage de Stanley Milgram. Cela n’est pas rien. Faire renaître les enjeux d’une étude emblématique et aussi souvent citée n’est pas si facile : lorsque des psychologues anglais ont imprudemment tenté de reconduire pour une télévision anglaise « La prison de Stanford », une autre recherche classique réalisée durant les années 70 par Philip Zimbardo, le verdict attendu a fini par tomber dans les colonnes académiques du British Journal of Social Psychology quelques mois plus tard sous la plume réfractaire et acide du psychologue de Stanford : « I think that the way this research was conducted is not in the service of the best interests of our profession » (Zimbardo, 2006). Mais depuis décembre 1984, Milgram n’est plus là pour commenter ce qui est associé à son expérience la plus connue … La Zone Xtrême a-t-elle, quant à elle, été conduite au service des « meilleurs intérêts de la profession ? » Ce texte vise à apporter quelques éléments de réponse.

L’expérience a pu être réalisée grâce à la rencontre d’un auteur de documentaires pour la télévision, C. Nick, et d’une discipline académique enseignée aujourd’hui en France à l’université et dans les grandes écoles. Sans le cadrage de la science et la caution scientifique des autorités que C. Nick a souhaité associer à son projet, l’entreprise prenait évidemment le risque de ne pas se démarquer vraiment d’un certain genre de shows dont la télévision est précisément friande : la duperie gratuite, le cynisme et le spectacle tapageur des travers humains. Mais il faut le dire d’emblée et sans ambages : la Zone Xtrême évite cet écueil. Toutefois, à la lecture du compte-rendu de la démarche dans l’ouvrage L’expérience extrême (Nick & Eltchaninoff, 2010, Don Quichotte/Seuil), une impression se dégage : la dénonciation frontale de la télévision-réalité au moyen d’armes scientifiques n’a pas entièrement réussi à conserver l’attitude qui était celle du père des anthologiques expériences sur l’autorité. La difficulté réelle d’une « rupture épistémologique » à la Bachelard lorsque, dans le même élan, la télévision finance et s’auto-critique, expose la démarche à un certain nombre de tentations auxquelles le documentaire et l’ouvrage qui lui est associé ne résistent pas toujours. Pour résumer : le creuset où est élaborée l’étude, celui de la télévision, a posé son empreinte indélébile sur le résultat de la démarche et la mise en scène de sa restitution. Au risque de brouiller le message.

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Une recherche de scoop ?

La tentation du scoop, tout d’abord, est très perceptible. Dans le livre qu’ils consacrent à l’expérience, l’auteur de TF1, un pouvoir (C.Nick) et son associé connu pour son Manuel de survie dans les dîners en ville (M. Eltchaninoff) adoptent parfois davantage que le style emphatique que l’on prête à la télévision. On peut ainsi lire : « là où, il y a 50 ans, un peu plus de 60% des sujets obéissaient au scientifique et allaient jusqu’au bout de la série de décharges, nous sommes aujourd’hui 81% à accepter d’administrer des chocs électriques » (p.12), ou encore « nous nous soumettons davantage à l’autorité d’une animatrice qu’à celle d’un scientifique » (p. 293), « nous obéissons davantage à la télévision qu’à n’importe quelle autre instance » (p. 293). Cette affirmation, qui laisse entendre qu’un résultat scientifique nouveau aurait été produit, n’est malheureusement pas étayée par les faits. En effet, la condition minimale d’une comparaison scientifique (la fameuse maxime « Ceteris paribus sic stantibus », toutes choses étant égales par ailleurs) n’est aucunement satisfaite. Dans la Zone Xtrême, il n’y a en effet pas de condition comparative où serait étudiée l’influence d’un scientifique. La simple juxtaposition des 60% observés chez Milgram aux 81% de la Zone Xtrême est un exercice de pure fantaisie : comment peut-on comparer l’influence d’un scientifique sur un comportement de soumission dans les années 60 à l’influence d’une animatrice flanquée d’un public d’une centaine de personnes et d’un staff de production cinquante ans plus tard ? On se surprend à songer qu’un « manuel de survie dans les recherches psychosociales » serait bien utile. Par ailleurs, d’autres études inspirées de Milgram ont obtenu des taux de soumission égaux ou supérieurs à ceux enregistrés par Milgram. Celles où un taux de 85% ou plus est observé sont loin d’être rares : par exemple Ancona & Pareyson (1985), Edwards et al. (1969), Holland (1967), Mantell (1971), Ring, Wallston & Corey (1970), Rosenhan (1969).