Naissance d'une science moderne de l'esprit

Aux origines des sciences humaines. Linguistique, philosophie, logique, psychologie (1840-1940), John Goldsmith et Bernard Laks, Gallimard, coll. « Folio », 2021, 1 008 p., 12,30 €.

Deux linguistes revisitent l’histoire de leur discipline, pour rendre compte de l’émergence d’une nouvelle conception de l’esprit humain au 20e siècle. Ils déconstruisent par la même occasion bien des idées reçues sur la marche des sciences.

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L’ouvrage entend faire date, il pourrait bien être à la hauteur de ses ambitions. Aux origines des sciences humaines est une somme magistrale sur l’histoire des idées, du milieu du 19e siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale – un deuxième tome a été annoncé pour la période ultérieure. Dès l’introduction, il est clair que ce ne sera pas une simple compilation de biographies de chercheurs, ni un récit scolaire sur la marche des sciences. John Goldsmith et Bernard Laks proposent d’emblée une réflexion critique sur l’histoire de la recherche en sciences humaines. Ils remettent en question des acquis aussi convenus que l’origine d’une théorie, le crédit que l’on peut accorder à tel ou tel savant pour l’avoir portée, ou encore son influence dans un champ disciplinaire et au-delà. Ils interrogent le lien entre le renouvellement des idées et celui des générations de chercheurs ; ils discutent du poids du contexte – personnel, social, culturel, politique… – sur le travail universitaire. Le propos est large et en même temps pointu. Dès les premiers chapitres, toute une galerie de personnages défile sous nos yeux. Ils débattent, s’enrichissent mutuellement, se disputent ou font au contraire alliance.

Cocktail party

L’ouvrage est conçu comme « une immense agora atemporelle où chercheurs et penseurs des choses de l’esprit s’assemblent pour participer à une gigantesque discussion ». L’image pourrait être empruntée au théoricien de la littérature Kenneth Burke, qui comparait la recherche scientifique à une cocktail party 1. Lorsque vous arrivez, les discussions battent déjà leur plein, dans de petits groupes qui ne communiquent pas forcément entre eux. Personne ne peut vous résumer tout ce qui a été dit, ni même avoir une vue d’ensemble. Alors vous essayez de prendre le train en marche ; vous écoutez et, quand vous pensez avoir saisi les enjeux d’un échange, vous intervenez. Une personne vous répond, quelqu’un d’autre répond à cette réponse, vous reprenez l’argument au vol, attirez peut-être l’attention d’un groupe voisin… Des discussions sans fin s’ensuivent, jusqu’à ce que vous deviez partir. Et tandis que vous vous éloignez, vous entendez l’écho des débats qui se poursuivront sans vous, même si certains de vos arguments continueront peut-être à circuler. L’idéal serait qu’un regard panoptique ait tout enregistré et retrace le fil des discussions. C’était précisément le rêve de J. Goldsmith et B. Laks, au milieu des années 1990, constatant l’inexistence d’une telle synthèse.