Nietzsche. La civilisation comme problème

En valorisant la raison et en rejetant les passions, l’Occident n’a cessé de nier le caractère chaotique et irrationnel de la réalité. Par-delà bien et mal, Nietzsche dénonce les idéaux morbides de notre civilisation.

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La pensée de Friedrich Nietzsche est célèbre pour son refus proclamé du « système ». Elle revendique d’être expérimentation ou « essai » (Versuch), et semble procéder par petites touches impressionnistes, s’offrant le plus souvent sous forme de courts paragraphes, d’aphorismes, de brèves maximes. La tentation est forte de lui plaquer un ordre artificiel ou d’y voir une non-philosophie ou une antiphilosophie, un recueil d’essais sans unité. Du début à la fin, Nietzsche ne cessera en réalité d’interroger la civilisation (Kultur), et plus spécialement ce type de civilisation qu’il nomme « la morale ». Car Nietzsche, avant de devenir philosophe, est « philologue classique », spécialiste de langue, littérature et civilisation anciennes, en l’occurrence helléniste, et le restera, marqué par cet héritage.

Le chantre de Dionysos

Comme tel, Nietzsche est frappé d’emblée par le contraste dans la civilisation grecque entre, d’une part, la représentation des passions dans les épopées homériques et les tragédies d’Eschyle et de Sophocle et, d’autre part, le traitement dont elles font l’objet à partir de Socrate et chez ses élèves Platon et Euripide (La Naissance de la tragédie, 1872). Il nommera « dionysiaque » la vision tragique de ces passions violentes, par opposition au traitement moralisateur et « ascétique » de la philosophie qui, chez Socrate et Platon, condamne les passions et le sensible et met tous ses soins à les réprimer. Cette dernière cherche à leur substituer l’ordre, la conscience et la pureté de l’intelligence consciente et de la raison (logos), en un mot, de la vertu. Or, le fond de la réalité humaine, disent les Grecs de l’époque tragique (qui sont pour Nietzsche la vérité de l’hellénisme), ce n’est pas la raison, mais les passions, les désirs, le chaos, l’irrationnel, les souffrances du conflit, de la contradiction.

Nietzsche greffe ces réflexions sur la pensée d’Arthur Schopenhauer, son seul bagage philosophique. Il conserve la dualité volonté/représentation : le fond de la réalité est la volonté (le désir) aveugle et sans finalité, qui pousse l’homme, jouet inconscient, vers des buts conscients et illusoires, le leurrant tragiquement. Nietzsche conservera toujours l’idée que la réalité, ce sont les affects – réalité chaotique, irrationnelle, inconsciente – et que la pensée consciente (la raison, la philosophie, la morale) se révèle superficielle, abstraite.