«Normidable !!!» Et si la norme nous voulait du bien ?

Cadre de référence pour les relations sociales, la norme traîne l’image d’un conformisme soumis. Et si elle était au contraire un outil de progrès social ?

La norme est une mal-aimée. Alors que, par définition, elle est partagée par le plus grand nombre, personne ne s’en réclame. C’est une sorte de référence honteuse. Allez clamer : « Ce qui compte pour moi, c’est de faire comme tout le monde », et vous devriez percevoir le mépris de vos interlocuteurs. Cela ne se dit pas, cela ne se fait pas : c’est comme ça, c’est… la norme. D’ailleurs la norme, pensons-nous, c’est pour les autres et elle ne nous concerne pas de près. À ce titre, nous nous percevons ainsi comme plus différents des autres que les autres entre eux, jugés comme plus semblables. Et si nous acceptons quelques similitudes avec les autres, c’est avec la nuance que les autres nous ressemblent davantage que nous ressemblons aux autres 1. Quelle contorsion mentale ne ferions-nous pas pour nous sentir différents ! Modérons-nous toutefois, puisque nous appliquons tous ou presque ce processus. Les études le montrent. Pour ce qui est de la différence, on repassera donc…

Nous touchons là à un grand paradoxe de la norme – qui peut être définie comme un ensemble de valeurs, règles, traditions et standards partagés par un groupe social donné et qui régissent les relations entre les membres. Dans le fond, il est important pour chacun d’être accepté par son groupe d’appartenance et il ne s’agit donc pas d’aller à l’encontre des normes qu’il prône. La souffrance pourrait en être réelle, littéralement, comme une étude le suggère 2 : des participants sont placés dans un tube au sein duquel leur activité cérébrale est mesurée via des techniques d’imagerie par résonance magnétique, et d’où ils visualisent sur un écran des individus se lançant une balle. La tâche des participants est de se figurer qu’ils sont l’un de ces individus. Ce dernier prend part au jeu de ballon avec les autres. Chacun se lance donc la balle mais, au bout de quelques minutes, l’individu qu’incarne le participant reçoit de moins en moins de ballons, jusqu’à être visiblement exclu du jeu. Les résultats sont sans appel : une zone cérébrale liée à l’expérience de la douleur physique (la partie dorsale du cortex cingulaire antérieur) s’active chez les participants au moment de leur exclusion du jeu. Être à l’écart du groupe est donc physiquement désagréable.

Une grille de lecture sur le monde

Les processus de construction de la norme et l’impact de cette dernière sur nos jugements, prises de décisions, attitudes et comportements ont été largement étudiés en psychologie sociale. L’une des expériences les plus célèbres a été menée par Solomon Asch 3. Un groupe d’étudiants était invité à participer à une pseudo-tâche de perception visuelle, lors de laquelle ils évaluaient la longueur de 3 lignes droites présentées sur un tableau qu’ils comparaient à une ligne modèle. Ils devaient juger si elles étaient plus longues ou plus courtes que ce modèle. En réalité, sur les 7 à 9 étudiants qui prenaient part à la recherche, tous étaient complices de l’expérimentateur sauf un. Assis les uns à côté des autres, les étudiants complices avaient pour mission de faire une erreur lors du troisième essai. Le participant réel, « naïf », répondait en avant-dernier, de manière à tester l’influence du jugement de ses pairs sur le sien. Alors que les différences de taille des lignes étaient évidentes, près d’un tiers des participants se trompait lorsque les complices énonçaient cette erreur avant eux. Pour Asch, il ne fait donc pas de doute que la notion de vérité est toute relative dans un groupe et que la norme créée par le groupe est bien plus importante, au point de s’y conformer. Même si elle est fondée sur une erreur. La ligne est petite mais tout le monde dit qu’elle est plus grande ? Allons donc, au diable l’entêtement, voyons-la grande avec les autres ! Et les théories d’ajouter que plus l’objet du jugement est ambigu (ce qui n’est pas le cas des lignes présentées au sein de l’expérience), plus les individus se réfèrent à la norme. Dans ce cas, le conformisme s’applique à bien plus d’un tiers des personnes…