Nos morts parmi les vivants

Pour qualifier l’époque, le psychanalyste Jean Allouch a parlé en 1995 du « temps de la mort sèche ». La mort, précisait-il, était désormais vécue comme une « perte sèche » : nos défunts se voyaient renvoyés au néant, sans espoir d’au-delà ni pouvoir ici-bas. Leurs proches devaient faire leur « travail de deuil ». Les cultes et rituels s’effaçaient des cités. Nos sociétés sécularisées, déléguant la fin de vie à des professionnels, auraient ainsi cessé d’être structurées par la mort comme elles l’ont été pendant des millénaires.

Or depuis quelques années, la littérature, sensible à l’humeur du temps, atteste d’un changement. De nombreux écrivains témoignent d’une volonté de faire place aux disparus, instaurer leur présence parmi nous, comme en écho à une aspiration collective. Citons les magnifiques textes de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (2013), d’Annette Wieviorka, Tombeaux (2022), de Jean-Marie Laclavetine, La Vie des morts (2021)… Chacun d’eux rappelle qu’on ne se débarrasse pas si facilement de nos morts. « La perte d’un être aimé n’est pas une simple soustraction, écrit J.M. Laclavetine. Une personne de chair disparaît, mais elle revient sous d’autres espèces, elle s’installe en nous et nous pousse à avancer. »

Cette intuition traverse aussi des essais, comme ceux de Vinciane Despret (Au bonheur des morts [2015], Les Morts à l’œuvre [2023]). Elle impulse de nouvelles pratiques funéraires. Certes, il existe encore des rites bâclés, trop vite expédiés ; des corps incinérés à la va-vite dans des crématoriums grisâtres qui jouxtent des décharges aux marges des villes. Mais des contre-feux apparaissent. Des rituels laïcs, des blogs du souvenir, des festivals en la mémoire des défunts… Les soins palliatifs progressent aussi et font éclore de la vie au cœur du mourir. En Amérique du Nord, des « sages-femmes de la mort » accompagnent puis veillent le mort entouré des siens à la maison. Avec l’idée, puissante, que les morts prennent soin des vivants, autant que les vivants des morts.

Notre rapport à la mort s’est donc infléchi. Endeuillés ensemble par des pertes multiples, des attentats au covid, nous redécouvrons un universel de la condition humaine : la mort habite la vie. Elle s’entrelace à l’existence. Elle façonne la culture. Elle génère l’humanité. On ne peut pas incinérer les liens qui ont fait ce qu’on est. On n’efface pas les souvenirs, on n’enfouit pas l’amour reçu et donné, on n’abolit pas le chagrin. On vit avec. Fracturé parfois, à terre, épuisé ou vengeur. Mais on continue. Nos morts, en creux, sont là pour y veiller. Ils laissent un trou béant, mais aussi un appel d’air, cette force qui nous enjoint à poursuivre l’aventure humaine, donner suite à l’histoire et créer. 

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