Nos prismes d'écrivain

Selon certaines idées reçues, la littérature porterait sur la société, mieux encore qu’un diagnostic, un éclairage singulier né de l’intuition supposée de l’auteur (forcément un peu visionnaire sur les bords) et de sa propension à rendre sensibles des affects, des images que la seule science sociale ne saurait capter. Elle aurait le privilège d’une sorte de sociologie sauvage, sans exigence de rigueur, en actes. Une sociologie de substitution, sans les embarras ni les scrupules méthodologiques de la sociologie. Supposons, par exemple, un écrivain qui se serait fait connaître en campant les désarrois sexuels d’une génération dépressive. Celui-ci pourrait être contredit par à peu près n’importe quelle enquête sur la sexualité véritable de ses compatriotes et contemporains, qui révélerait des pratiques et des humeurs nettement moins chagrines. Sans doute son diagnostic ne serait-il donc pas tant le fait d’un constat (un regard lucide et inédit sur la société) que d’une projection de ses propres désirs et défaillances (le réel à sa sauce).

Tout le monde s’en satisferait néanmoins : l’auteur d’abord, qui validerait ses fantasmes ; l’hédoniste ensuite, qui verrait dans le portrait de cette misère sexuelle une confirmation en creux de ses plaisirs en la matière (pour lui, heureusement, de ce côté-là, tout va bien) ; le misérable aussi, qui recevrait à la lecture la double consolation de se sentir moins seul, de se voir dépeint en pire (héroïsé en tant qu’antihéros), c’est-à-dire de pouvoir s’identifier à pire que lui ; l’individu normal enfin, qui se délecterait d’une médiocrité à quoi il échapperait in extremis, et se verrait ainsi conformé dans sa normalité de bon aloi. Dans ce point de vue partial, sinon arbitraire et tout personnel, sur la société, paradoxalement, toute la société pourrait dès lors se retrouver. Cela pourrait même être la raison d’un succès.