On a testé pour vous... Infiltrer une société secrète

L’initiation, garante de l’élévation de l’âme, de l’épanouissement psychique, de la floraison des qualités humaines ? On a voulu goûter. Mais le parfum fut amer, voire insipide. Chronique d’un rendez-vous raté.

Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, en Touraine. Par la grâce du réchauffement climatique, nous étions en t-shirt à la fenêtre en plein mois de février, bien tard le soir. Une chatte en chaleur n’en finissait pas de miauler, à deux toits de là.

Sarah rigolait au manège des messieurs passant en contrebas, à pas feutrés, un par un. Elle m’expliqua qu’il s’agissait des membres d’une société secrète se rendant à leur loge, au coin de la rue. « Ils me font marrer, avec leur petite valise… » Mon imagination décolla au quart de tour. Quels mystères perçaient-ils ensemble dans le plus grand secret, ces humbles explorateurs mystiques ? Quel monde meilleur œuvraient-ils à nous léguer ? Je les voyais toquer, là-bas… Un gardien recueillait le mot de passe, derrière une petite grille… La porte entrebâillée laissait jaillir comme un soupçon de lumière… J’aurais tant aimé être des leurs ! J’avais tant à apprendre ! Sarah me confia que son père était l’un d’eux, loin d’ici. Comme elle trouvait que nous nous ressemblions beaucoup, lui et moi, ma décision, par jeu, était prise : j’allais intégrer ce club très fermé. Voici le résumé de mes découvertes, d’après les notes prises à l’époque. Je ne trahirai d’autre secret que ceux qui sont de notoriété publique, sur la Toile ou dans des livres, et je ne révélerai aucun détail qui puisse permettre d’identifier quiconque. Si je pouvais ne pas m’identifier non plus, ça m’arrangerait, d’ailleurs, et je m’en vais vous narrer pourquoi. Accrochez-vous à la voûte céleste, je retire l’échelle.

L’enquête

En guise de société secrète, je n’avais eu vent jusqu’alors que des rites biscornus que pratiquait un ambulancier vaguement de mes amis dans la forêt de Chambord : des rites à Thor et à Odin, à l’en croire. Je dirais même plus, à Thor et à travers. Je m’étais abstenu avec zèle d’y participer. Mais cette fois, ça ne serait pas de la piquette. Dès réception de ma lettre de candidature, les instances parisiennes m’informèrent que ma requête avait été transmise à une autre Loge. Pas celle du côté de chez Sarah, mais dans la ville où je résidais. Il en existait donc une, là aussi ! Mais ô combien discrète, ou tout simplement somnolente, pour que je n’en aie jamais entendu parler ? Le Vénérable Maître en personne, homme fort placide, vint me rencontrer chez moi, et m’annonça que trois Frères se voyaient chargés d’enquêtes me concernant, chacun ignorant qui étaient les deux autres. Ces visiteurs s’annoncèrent par téléphone, me proposant un rendez-vous en des termes obscurs comme s’ils craignaient que je sois sur écoute. « Vous allez voir, on n’est pas méchants ! », me rassura l’un d’eux. Nos tête-à-tête attestèrent en effet qu’il ne s’agissait pas de bouledogues forcenés mais de gens plutôt sympathiques, courtois, et ravis de me connaître. Je franchis sans encombres ce premier cap et me retrouvai convoqué pour une comparution dans la Loge.

En attendant, je croisai l’un des trois enquêteurs en ville. Au moment exact où ses yeux rencontrèrent les miens, il fit aussitôt demi-tour, se fendit de quelques pas chassés, et obéit à l’irrépressible désir de s’appuyer sur un muret pour chercher quelque chose de l’autre côté, par terre. Il restait là, scrutant le sol en tournant de droite à gauche son cou tendu. J’aurais dû lui taper sur l’épaule pour le plaisir de l’entendre s’empêtrer dans des explications insensées, mais je passai charitablement mon chemin.

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Le soir de ma visite à la Loge, le plus ardu fut encore de trouver l’endroit, en bordure de la ville, dans une rue où ne figuraient guère que des entrepôts dépourvus de numéros. On me banda les yeux pour me conduire dans leur salle de réunion, qu’ils appelaient le Temple. Les distances à l’intérieur du bâtiment me parurent anormalement longues : cela seul devait représenter pour eux un symbole, celui du profane errant dans les ténèbres. Et puis j’eus enfin l’impression de pénétrer dans une masse opaque, une présence. Les âmes incluses dans cette foule étaient palpables. Je perçus des bruissements, des chuchotements… Et enfin commença l’entretien. On me posa diverses questions, on sonda ma détermination. Je m’efforçai de produire les réponses les plus plates possibles, pour ne pas compromettre mes chances, à l’exception du chapitre des femmes : je déplorai leur absence dans cette obédience, qu’en mon for intérieur j’avais sollicitée par imitation pure du père de Sarah. On me remercia, on me raccompagna jusqu’au seuil du bâtiment. Le Frère qui m’enleva le bandeau me souhaita une bonne soirée. En m’en allant, je me retournai, pour voir s’il m’observait. Et en effet il était toujours là. Évidemment pour s’assurer que je n’allais pas farfouiller en quête d’informations interdites… Alors, bravache, je fis demi-tour : « Y’a un problème ? » En fait, il attendait juste que je me sois éloigné pour se permettre une commodité : « Il faut que je fasse un petit pipi », m’expliqua-t-il avant de trottiner vers un buisson.

Quelques jours plus tard, on me signifia par courrier que j’étais admis. On m’avait assigné une date pour mon initiation. L’enquêteur qui avait joué à cache-cache avec moi me jugea plus fréquentable puisque, me croisant de nouveau en ville, il me serra la main en souriant. Et tout en refusant d’évoquer à haute voix dans un lieu public le secret qui nous liait, il se contenta de m’assurer d’un air entendu : « Vous verrez, c’est très bien. On aura du travail. On attend beaucoup de vous. »

 

L’initiation

Le jour J, je me sentais assez fébrile : je devais mourir symboliquement pour renaître dans la Lumière parmi mes Frères. L’initiation commença par un séjour dans un cabinet de réflexion qui n’était en l’occurrence qu’un bout de placard fermé par un rideau. Sur une petite table figuraient plusieurs accessoires, dont un miroir et un crâne. Des soucoupes contenaient divers ingrédients alchimiques. Pour que je ne me trompe pas et que je puisse mieux méditer, on avait pris soin de les identifier en inscrivant leur nom au feutre sur le bord de chaque récipient. Je vis d’ailleurs que le soufre était orthographié SOUFFRE. Était-ce volontaire ? Un jeu de mots lourd de sous-entendus ? De menaces peut-être ? On me fit rédiger mon testament philosophique, c’est-à-dire répondre à une série de questions sur des fascicules qui n’avaient rien à envier à ceux de l’administration.