Ah. Ah. Ah. Et ah.
Dis donc, toi, vieux cornichon de compétition, depuis quand tu n’as pas eu de fou rire ? !... Ce n’est pas à vous que je m’adresse, je ne me le permettrais pas… Je réfléchis tout seul, tout haut, comme je peux… Je constate qu’il est atrocement rare que je rie aux éclats. Je ne vous parle pas de Chamfort (le moraliste, pas Alain), pour qui la seule journée perdue est celle où l’on n’a pas ri, ni de La Bruyère, selon lequel il faut rire avant d’être heureux de peur de mourir sans avoir ri. Je ne vous parle pas du rire comme politesse du désespoir, tout ça, mais juste… Tu parles d’un paradoxe, mon colon ! Je dis toujours qu’il existe un excellent moyen de savoir si je suis sérieux ou non, c’est de se rappeler que je ne le suis jamais. Les conversations intellectuelles, graves, sourcilleuses, ne m’intéressent pas. À défaut de toujours pouvoir les fuir, je les sabote, c’est plus fort que moi. Parfois je suis franchement drôle, parfois je suis affligeant, parfois je suis maladroit. Dans mes articles aussi, chaque fois que je peux planquer un nez rouge en embuscade derrière un point virgule, je fais feu. J’ai du mal à prendre quoi que ce soit et qui que ce soit au sérieux, encore moins au tragique. Je n’assiste pas à la comédie humaine pour sortir mon mouchoir. Et pourtant, mille sabords, je ris bien peu. Pendant des années, je fus un pince-sans-rire. J’aspire dorénavant à devenir un rieur-sans-pincer. Depuis quelques mois, ça va mieux, je m’esclaffe et je souris plus volontiers, mais… Mais c’est horrible. Le vrai gros rire massif, rabelaisien, genre aller-retour en provenance des tripes, sans scrupule et sans précautions, n’est pas inconnu au bataillon mais ne déboule pas la fleur au fusil non plus.
C’est bien simple, j’arrive à compter mes fous rires sur les doigts de la main. En quinze ans, voyons voir…
– Quand j’avais encore la télé, j’ai vu un pauvre bougre avec une bosse sur la tête essayer de manipuler une fronde et se la projeter en pleine bouille, et j’ai hurlé de rire sans pouvoir m’arrêter. Les voisins ont dû hésiter à appeler les pompiers.
– À la même période, sous la douche, j’ai pensé à un truc tellement pas drôle que j’ai trouvé ça hilarant, et j’ai ri si fort que j’ai éprouvé une douleur foudroyante au côté gauche. Je me suis retrouvé aux urgences avec un bout de plèvre arraché. (Sic !)
– Il y a trois ans, je suis tombé sur un imitateur génialement kitsch qui imite incroyablement les rock stars, Stevie Riks, et j’ai pleuré de rire.
Depuis, j’ai eu droit à un fou rire familial alors que nous roulions en voiture sous le pire orage que j’aie jamais vu. Voilà, je ne me souviens pas vraiment d’autre chose. Et pourtant ça devrait être mon quotidien (moins le décollement de la plèvre, s’il vous plaît.) Je suis heureux (je ne dis pas que j’ai tout pour être heureux, je dis que je le suis, c’est encore mieux) mais je ne ris pas assez. La bonne humeur, l’humour permanent, la légèreté, j’en regorge. Le rire PHYSIQUE, qui vous secoue, vous essore les boyaux, vous shampooine à la sérotonine, non.
Et ça me manque. Prochain défi pour la rubrique Autopsy, c’est décidé : laisser le rire envahir ma vie, la pailleter, l’enluminer, la caresser à rebrousse-poil. Donnez-moi aujourd’hui mon fou rire quotidien. À gorge déployée. Quoi qu’il m’arrive. Si j’ai un jour un pied dans la tombe, je vous conjure de le chatouiller.
Le bonheur, ce vieux beau
Ça n’est pas le bonheur que je cherche, oh non. D’abord parce que c’est un mot galvaudé, dont tant de gens prétendent détenir la clef qu’on croirait y entrer comme dans un moulin, et qu’on n’est plus certain de s’y retrouver en bonne compagnie. Ensuite parce que, encore une fois, j’estime que je l’ai déjà. Mais je n’en jouis pas assez physiquement à mon goût, je le regarde de trop loin. Or il existe trois petits mots qui n’ont l’air de rien, que personne n’emploie plus, et qui donnent pourtant une tout autre dimension non seulement à l’existence en général, mais au sacro-saint bonheur lui-même.
Pour tout dire, je trouve qu’il serait bon de saupoudrer le quotidien, qu’il soit morose ou mordoré, avec de bons grumeaux, bien grassouillets mais bien digestes, de JOIE DE VIVRE. Parce que ça n’est pas du tout la même chose que le bonheur, pour moi en tout cas. La joie de vivre, c’est plus charnel, plus tellurique et plus rafraîchissant à la fois. Ça bouillonne, ça déborde. Le bonheur c’est le lac étale, sans ride, avec de jolis miroitements dessus et un discret clapotis : une forme de contemplation peut-être, magnifique, un poil doucereuse, un rien austère. La joie de vivre c’est le jacuzzi avec une coupe de champagne dans les doigts, pas pour le tape-à-l’œil mais pour le plaisir. L’immersion dans une vie pas forcément frénétique ou orgiaque, mais incarnée. La joie de vivre ne doit pas supplanter le bonheur : puisque les deux sont éphémères, autant les faire alterner. Apollon et Dionysos bras dessus, bras dessous.
En fait, j’adorerais pouvoir dire, comme Salvador Dali : « J’ai peur de mourir un jour par excès de satisfaction. » Et tout ça ne doit pas être recherché, mais vécu spontanément. Amor fati : aimer ce qui est, quelle que soit notre perception de la réalité. J’ai mis très longtemps à comprendre ce que c’était. Pour moi, ça signifiait passivité, torpeur, capitulation, complaisance dans la médiocrité, laisser-aller, extinction. Maintenant, je sens dans ma vie de tous les jours que ça confère en réalité une sorte de… euh… relativisme ? Je m’en-foutisme ? En tout cas, ça n’est pas du laisser-aller mais du laisser-venir, pas de l’extinction mais de l’ardeur. Un peu plus d’éclats de rire dans tout ça et je n’échangerais pas ma vie contre tout l’or du monde. Ou alors, avec un compte au Liechtenstein.