Paroles de penseuses (Antiquité et Moyen Âge)

Le Banquet

de Platon
Trad. Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1991 (vers 380 av. J.C.).

Dans cet extrait, Diotime expose sa conception de l’amour au jeune Socrate.

« On peut se flatter peut-être de t’initier, toi aussi, Socrate, à ces mystères de l’amour ; mais pour le dernier degré, la contemplation, qui en est le but, pour qui suit la bonne voie, je ne sais si ta capacité va jusque-là. Je vais néanmoins, dit-elle, continuer, sans ménager mon zèle ; essaye de me suivre, si tu peux.

Quiconque veut, dit-elle, aller à ce but par la vraie voie, doit commencer dans sa jeunesse par rechercher les beaux corps. Tout d’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’aimer qu’un seul corps et là enfanter de beaux discours. Puis il observera que la beauté d’un corps quelconque est sœur de la beauté d’un autre ; en effet, s’il convient de rechercher la beauté de la forme, il faudrait être bien maladroit pour ne point voir que la beauté de tous les corps est une et identique. Quand il s’est convaincu de cette vérité, il doit se faire l’amant de tous les beaux corps, et relâcher cet amour violent d’un seul, comme une chose de peu de prix, qui ne mérite que dédain. Il faut ensuite qu’il considère la beauté des âmes comme plus précieuse que celle des corps, en sorte qu’une belle âme, même dans un corps médiocrement attrayant, lui suffise pour attirer son amour et ses soins, lui faire enfanter de beaux discours et en chercher qui puissent rendre la jeunesse meilleure.

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Par là il est amené à regarder la beauté qui est dans les actions et dans les lois, à voir que celle-ci est pareille à elle-même dans tous les cas, et conséquemment à regarder la beauté du corps comme peu de chose. Des actions des hommes, il passera aux sciences et il en reconnaîtra aussi la beauté ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, il ne s’attachera plus à la beauté d’un seul objet et il cessera d’aimer, avec les sentiments étroits et mesquins d’un esclave, un enfant, un homme, une action. Tourné désormais vers l’Océan de la beauté et contemplant ses multiples aspects, il enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours et les pensées jailliront en abondance de son amour de la sagesse, jusqu’à ce qu’enfin son esprit fortifié et agrandi aperçoive une science unique, qui est celle du beau dont je vais parler. Tâche, dit-elle, de me prêter la plus grande attention dont tu es capable.