Pascal Perrineau : "Une nouvelle citoyenneté est en train de naître"

Pascal Perrineau, diecteur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), diagnostique une crise de la démocratie représentative. Selon lui, nous assistons à une redéfinition des clivages partisans, accentuée par l'affaiblissement des grands partis, et à une mutation de la citoyenneté, notamment chez les jeunes.   

Dans l’ouvrage La Politique en France et en Europe, paru en 2007 sous votre direction, vous diagnostiquez une crise de la démocratie sur le vieux continent dans les années 2000. Quels en sont les facteurs essentiels ?

La crise dont on parle est celle de la démocratie représentative. Au cœur de celle-ci, le processus électoral connaît un essoufflement qui se manifeste par le retrait des urnes. La France, souvent présentée comme un pays de forte participation aux élections locales, nationales et supranationales, atteint des records d’abstention, près de 60 % aux dernières européennes de 2009 et plus de 50 % aux régionales de 2010.

Il existe cependant plusieurs types d’abstention : d’abord une abstention traditionnelle d’indifférence, quasiment incompressible, bien décrite par Alain Lancelot (1). Elle traduit la distance que certains citoyens ont, pour des raisons essentiellement sociales et culturelles, vis-à-vis de l’univers politique qui leur paraît tellement loin, tellement étranger, qu’ils ne votent pas. L’abstentionnisme qui se développe aujourd’hui est très différent. Il provient d’électeurs relativement bien insérés dans le système politique qui s’intéressent à la politique et qui utilisent l’abstention comme moyen de protestation.

Pour comprendre le phénomène, on peut utiliser les catégories que l’économiste Albert Hirschman avait mises au jour dans son livre Exit, Voice and Loyalty. Les organisations économiques ou politiques qui entrent en crise font face à deux types de stratégies : les stratégies d’exit, de sortie du système et les stratégies de voice, de protestation. Ce nouvel abstentionnisme mobilise des stratégies d’exit (la sortie du système électoral) qui sont mises au service de la voice (la protestation). Il y a là un indice du malaise vis-à-vis du processus électoral et de la démocratie représentative.

 

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Face au phénomène de crise démocratique que vous diagnostiquez, l’abstention n’est-elle pas la face émergée de l’iceberg ?

D’autres paramètres entrent bien sûr en ligne de compte, comme l’évolution de la représentation démocratique. La démocratie représentative est organisée autour de corps intermédiaires comme les partis et les syndicats. Ces corps, qui ont fortement structuré la vie démocratique jusqu’au début des années 1980, ne font plus recette. Les grands partis de masse en France et en Europe ont vu le nombre de leurs adhérents chuter. Il suffit de comparer ce qu’était le parti communiste français d’après-guerre avec ce qu’il est aujourd’hui. Les grands partis généralistes comme l’UMP ou le PS regroupent au plus quelques centaines de milliers d’adhérents, un chiffre qui reste très minoritaire par rapport à l’ensemble du corps électoral. En Grande-Bretagne, en Allemagne, dans certaines démocraties scandinaves, là où les partis sont beaucoup plus importants qu’en France, la tendance est la même. Les grandes organisations politiques autour desquelles s’organisent les campagnes et les consultations électorales n’attirent plus, en dépit des efforts qu’elles ont consentis pour organiser leur démocratie interne. On ne fait plus confiance à ces organisations verticales, porteuses de programmes généralistes, en particulier dans les jeunes générations. Quant aux syndicats, la part de leurs adhérents est passée de 25 % des salariés dans les années 1970 à 7 ou 8 % aujourd’hui.

Les organisations privilégiées aux yeux des nouveaux citoyens, les jeunes, sont des mouvements à enjeu unique. Il s’agit d’une autre forme d’organisation, plus ponctuelle, organisée autour d’un ou deux enjeux, à dimension beaucoup plus pragmatique et moins idéologique. Ces nouvelles organisations font avancer un dossier et peuvent se dissoudre ou se mettre en sommeil une fois l’objectif accompli. Les jeunes préfèrent aujourd’hui s’engager dans ces mouvements (ONG, associations caritatives, mouvements citoyens) que dans les organisations de jeunesse des grands partis, qui sont exsangues.

 

Quels sont les effets de ces évolutions sur la vie démocratique ?

Un nouveau type de citoyenneté est en train de s’inventer. La politologue Pippa Norris a dirigé il y a quelques années un ouvrage intitulé Critical citizens (2) , qui montre l’émergence d’un citoyen de plus en plus individué et stratégique, de moins en moins encastré dans des références idéologiques et des organisations collectives. Ce citoyen intermittent use plus fréquemment de l’abstention, mais de façon irrégulière. C’est un participant épisodique qui se donne la possibilité d’aller et venir dans le système électoral. Jacques Ion parle par exemple de « militantisme post-it (3) ». On s’engage, l’espace d’un moment, d’une cause, d’un mouvement de mobilisation, puis on se retire… Éventuellement on reviendra plus tard dans une autre organisation militer pour une cause différente.

Ce nouveau type de citoyenneté, qui transforme profondément les démocraties représentatives, s’inscrit dans un mouvement de fond des sociétés. Dans le domaine de la religion par exemple, Jean-Marie Donegani a bien montré dans son livre La Liberté de choisir comment on tendait à confectionner ses choix religieux « à la carte » (4). Il y a une reconfiguration des fidélités religieuses, mais aussi de la famille, comme on le voit avec la montée du divorce et des familles recomposées. Pourquoi la politique resterait-elle à l’abri de ces mécanismes profonds d’individuation et de défidélisation que connaissent les sociétés actuelles ? C’est le contraire qui aurait été étonnant. Depuis trente ans, la volatilité électorale s’amplifie. La politique se dissocie plus souvent des bases sociales qui lui donnaient sa permanence. Jadis, on parlait du vote de classe, avec les ouvriers qui votaient massivement à gauche, les couches moyennes et bourgeoises se tournant massivement vers la droite. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. À la dernière élection présidentielle, la majorité des ouvriers a voté Sarkozy au second tour. Un des électorats les plus ouvriers aujourd’hui, même s’il est plus ténu qu’il ne l’était, est celui de Jean-Marie Le Pen. Les bases territoriales ont aussi beaucoup bougé. Il n’est qu’à regarder les majorités régionales depuis 2004 : la Bretagne, les Pays de la Loire ou encore la Basse Normandie sont gouvernées à gauche, ce qui illustre des changements fondamentaux dans la géographie électorale qui avait cours depuis deux siècles. La politique trouve beaucoup moins ses racines qu’auparavant dans ces logiques territoriales, géographiques ou sociales. Cela libère des citoyens qui, en fonction du contexte et de leur préférence du moment, ont recours à une panoplie de choix divers et inattendus. En période électorale, les intentions de vote bougent de plus en plus et dans tous les sens. Il est devenu plus difficile de reconstituer les logiques de changement et de rupture. Gramsci disait en substance : « La crise c’est quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître. » Il est plus ardu de penser le neuf qui est en train de naître que le vieux en train de disparaître.

Face à ces phénomènes nouveaux qui traduisent une crise, on peut avoir un discours de la déploration, regretter l’amoindrissement de la fibre civique et critiquer les citoyens pour leur manque d’implication. Ce n’est pas mon approche. Je pense au contraire que cette crise exprime une recomposition qui a des aspects positifs : ce nouveau type de citoyen développe ses propres capacités d’analyse, de réaction et de critique. Il est plus exigeant, plus à l’écoute de ce qui se dit sur la scène politique. En fonction de l’évolution du discours politique, de la conjoncture et des images, il va changer de préférence, se rallier à un candidat parce que son discours l’aura convaincu sur un dossier important pour lui.