L'amour est une invention de l'Occident. Voilà l'idée que l'on a retenue de L'Amour et l'Occident publié par Denis de Rougemont (1906-1985) en 1939 [1] . Pour l'auteur, l'amour passion a une origine historique très précise. Elle remonterait au xiie siècle, dans l'Europe féodale, à l'époque où se forge un grand mythe littéraire : celui de l'amour courtois. La légende de Tristan et Iseult en fournit l'archétype, où s'accomplit tragiquement une folle passion entre Tristan, un chevalier héroïque, et Iseult, la fille d'un roi. Dans cette légende chevaleresque, pleine de rebondissements, il est question de combat contre un dragon, du mariage d'Iseult avec le roi de Cornouaille, de la tristesse de Tristan, d'un philtre magique qui va l'unir à Iseult pour toujours, de la fuite des amants dans la forêt, de leur séparation, du suicide de Tristan suivi de la mort d'Iseult qui ne peut survivre à son amant.
De l'amour courtois...
Cette histoire a occupé une place considérable dans l'imaginaire médiéval et D. de Rougemont y voit la naissance du grand mythe qui va structurer notre vision de l'amour pendant plusieurs siècles, celle d'un amour sublime, passionnel et malheureux qui lie les amants jusqu'à la mort. Tristan et Iseult, Lancelot ou le Chevalier à la charrette, le Roman de la Rose et de nombreuses autres légendes de l'époque ont constitué le prototype de l'amour courtois. Cet amour, chanté par les troubadours, est souvent celui d'un chevalier pour une dame de haut rang - souvent mariée - ou une princesse déjà promise à un autre... Dans cette relation impossible, l'amant est un « chevalier servant » pour la dame, relation chevaleresque représentant, notons-le, l'opposé de la vision machiste traditionnelle des relations hommes-femmes. Mais cette liaison étant interdite, deux solutions se présentent alors.
- Premier cas : l'amour va rester chaste et ne se développer que sur un mode sublimatoire. Sur le plan des sentiments, il est une « fin'amor », pure et vertueuse car l'acte sexuel, s'il avait lieu, souillerait en quelque sorte la belle relation entre les deux aimés. C'est le cas de Lancelot avec Guenièvre, épouse du roi Arthur.
- Second cas : les amants transgressent les interdits mais devront alors le payer très cher : ce fut le cas du pauvre Abélard, châtré pour avoir commis le péché de chair avec Héloïse.
L'Amour et l'Occident n'est pas un livre d'histoire littéraire mais un livre à thèse, dans lequel l'auteur entreprend de nous montrer les ravages de la passion amoureuse qui est, selon lui, un mythe destructeur. Mythe, tout d'abord : l'amour passion n'est qu'une figure littéraire, un idéal qui illusionne jusqu'aux amoureux eux-mêmes. « Tristan et Iseult ne s'aiment pas (...) Ce qu'ils aiment, c'est l'amour, c'est le fait même d'aimer. » Destructeur ensuite : D. de Rougemont soutient que l'idéal de l'amour courtois - propagé par les troubadours - plonge ses racines dans l'hérésie cathare. La fin'amor est issue du lyrisme méridional. Elle contient aussi un ferment révolutionnaire et hérétique. D. de Rougemont condamne cet amour passion au nom d'un idéal philosophique. L'homme libre ne doit pas être esclave d'une passion qui le domine et le conduit à sa perte. A cela s'ajoute un message politique. D. de Rougemont associe l'expression des passions à la montée du totalitarisme (le livre est publié en 1939). Toute son argumentation vise à montrer que la passion est un danger pour l'ordre social. Au final, la fidélité dans le mariage peut sauver l'homme et la société des ravages de l'Eros. Le philosophe personnaliste en vient donc à défendre la morale chrétienne et l'éthique de la responsabilité contre les poussées de fièvre émotionnelles.
... À l'amour tragique, galant, romantique, libertin, réaliste
Après D. de Rougemont, sa thèse des origines cathares a été largement amendée et fait l'objet d'un long débat historiographique. Ainsi, Myrrha Lot-Borodine (De l'amour profane à l'amour sacré, 1980) l'a contestée, y voyant d'autres influences - celtiques, antiques. D'autres auteurs ont vu une relation entre la mystique chrétienne de saint Bernard et l'amour courtois (thèse vigoureusement contestée par Etienne Gilson) ; on a également souligné des correspondances avec la littérature antique, la poésie arabe, etc. Le débat est loin d'être clos.
On retient en tout cas de L'Amour et l'Occident une idée phare : l'amour a fait son apparition comme thème littéraire au xiie siècle avec l'amour courtois. Par la suite, il va devenir l'un des thèmes de prédilection de la littérature, décliné sous différentes formes : tragique, galant, libertin, romantique, réaliste [2] ...
- L'amour tragique. Au xviie siècle, l'amour figure en bonne place dans la grande tragédie classique. Shakespeare, Corneille ou Racine mettent en scène des passions rendues impossibles par le conflit des familles. Citons Roméo et Juliette (1594) - les amants de Vérone ont le malheur d'appartenir à deux clans rivaux -, Le Cid (1636), où Rodrigue doit tuer le père de Chimène pour venger le sien, ou Phèdre (1677), celle-ci y tombant éperdument amoureuse de son gendre Hippolyte [3] . L'amour est tragique parce que déchiré en deux forces contradictoires : le devoir familial et la passion amoureuse.
- L'amour galant. Au xviie siècle apparaît une autre grande forme littéraire de l'amour : l'amour galant. Le modèle en a été inventé par Madeleine de Scudéry (1607-1701), appelée « Sappho » par ses amis, l'une des brillantes femmes de lettres françaises, qui dut emprunter le nom de son frère Georges pour publier ses écrits. Elle est l'auteure de romans fleuves tels que Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) - à ce jour le plus long roman de la littérature française : plus de 13 000 pages [4] -, et de Clélie, histoire romaine (10 vol., 1654-1660), où l'on trouve la fameuse « Carte du tendre » [5] , gravure qui symbolise, sous la forme d'un paysage, les chemins, collines, rivières, lacs, forêts qui jalonnent les relations amoureuses (tendresse, méchanceté, sollicitude), de la nouvelle amitié jusqu'aux « lacs dangereux » des relations intimes. Les livres de Mme de Scudéry eurent une grande influence, dans le monde littéraire au siècle suivant. S'y trouvait exposé un modèle d'amour galant, marqué par le raffinement et l'élégance, où les amants se découvrent, se rapprochent ou s'éloignent à travers toute une gamme d'émotions subtiles et changeantes.
- L'amour libertin. Au xviiie siècle apparaît un nouveau style : l'amour libertin [6] . Valmont et Mme de Merteuil, les deux personnages centraux des Liaisons dangereuses (Pierre Choderlos de Laclos, 1782) ont été amants. Après leur séparation, toujours complices, ils s'amusent à se raconter librement leurs conquêtes et se donnent des conseils. Ici, les grands sentiments cèdent la place aux jeux de pouvoir et aux stratégies de séduction. Don Juan (personnage fictif), Casanova (personnage réel) sont les figures archétypales de cet amour libertin.
- L'amour romantique. La figure de l'amour romantique naît au début du xixe siècle et va dominer pendant près d'un demi-siècle la littérature européenne. L'amoureux romantique cultive ses états d'âme, il est rêveur, idéaliste et nostalgique. Chez Goethe (Les Souffrances du jeune Werther, 1774) ou chez Stendhal (Le Rouge et le Noir, 1830), l'amour impossible pour une femme mariée conduira l'amant à sa perte.
- L'amour réaliste. Le réalisme introduit un grand tournant en littérature. S'il est encore question d'adultère et d'amour malheureux dans L'Education sentimentale (Gustave Flaubert, 1869) ou Anna Karénine (Léon Tolstoï, 1873-1877), l'échec de l'amour ne provient plus des interdits sociaux, mais des hasards, des blocages intérieurs des personnages. Mme Arnoux est prête à se donner à Frédéric, mais n'a pu honorer le rendez-vous à cause de la maladie de son fils ; Anna Karérine se suicide, rongée par les remords, parce que sa nouvelle vie avec le comte Vronski se révèle un échec.
Du xiie au xxe siècle, la littérature a donc vu se succéder plusieurs figures amoureuses. Toutes ces formes d'amour ont quelque chose en commun : elles mettent en scène un conflit entre la passion et l'ordre social. L'amour courtois est adultère, tout comme l'amour romantique, l'amour tragique oppose le devoir familial à la passion. Seul le libertinage semble échapper à ce conflit : mais y est-t-il vraiment question d'amour [7] ?
A partir du xxe siècle, on entre dans une nouvelle ère : les contraintes de la société se desserrent, les mariages arrangés disparaissent, les valeurs puritaines déclinent. Le grand cycle de l'amour interdit qui avait constitué le fil directeur de l'amour courtois à l'amour réaliste prend fin. L'amour connaissant moins de barrières - sauf pour l'homosexualité, qui restera encore longtemps un amour déviant -, les écrivains changent alors de perspective. Il s'agit désormais d'explorer l'évolution plus spontanée des sentiments amoureux que leur confrontation avec l'ordre social. Belle du Seigneur (1968) en est un révélateur. Si le roman d'Albert Cohen raconte encore une liaison adultère, celle-ci ne succombe pas aux interdits sociaux - la belle Ariane s'enfuit avec le beau Solal - mais à l'échec propre de leur passion. Au xxe siècle, l'amour ne cède plus aux contraintes de la société mais à ses propres limites. Les amants ne se heurtent plus aux lois et aux conventions mais à l'épuisement de leur relation. A partir des années 1960, les relations amoureuses entrent dans une nouvelle phase : libération sexuelle, émancipation des femmes, déclin de la famille bourgeoise. L'amour n'étant plus impossible, on traite désormais de l'évolution du sentiment amoureux, du désamour, de la difficulté à vivre en couple, des nouveaux rapports entre les sexes.
une invention de l'occident ?
Quittons l'Occident pour élargir le regard vers d'autres civilisations. Que découvre-t-on alors ? Dans la plupart des civilisations non occidentales, la littérature et la poésie racontent des histoires d'amour similaires à celle de l'Occident. On y trouve des amants éperdus, des tragédies, des amours chastes ou romantiques, d'autres libertines et galantes. En Asie, l'amour ne se réduit pas, comme on l'a longtemps cru en Occident, à l'érotisme raffiné du Kama Sutra indien et des estampes japonaises. Ainsi, Le Dit du Genji, premier grand roman de la littérature japonaise, écrit aux alentours de l'an mil par une femme, raconte l'histoire d'un empereur éperdument amoureux qui fait passer sa passion avant les exigences de sa fonction. Il épouse sa bien-aimée, issue d'un milieu modeste, mettant ainsi en péril tout l'ordre impérial. Leur fils Hikaru Genji, le « prince de lumière », tombera lui aussi amoureux de la belle Fujitsubo, sosie de sa propre mère. S'il se présente comme une série d'aventures galantes et d'intrigues de cour, Le Dit du Genji est salué pour la finesse psychologique déployée par l'auteure pour décrire les sentiments de ses personnages. Les Cinq Amoureuses d'Ihara Saikaku (1686) est un autre grand roman d'amour de la littérature japonaise. Il se situe au xviie siècle dans le milieu de la bourgeoisie marchande des cités japonaises. Les cinq femmes choisiront, elles aussi, leur amour contre les conventions sociales, et toutes le paieront par un destin tragique.
Au moment même où s'écrit Les Cinq amoureuses, où Racine compose ses grandes tragédies, on joue à Pékin Le Palais de la longévité (1687), pièce qui relate l'histoire d'amour entre l'empereur Xuanzong et sa concubine. L'empereur a élu la belle Yang parmi des milliers d'autres concubines. Pour plaire à sa belle, il a même nommé son beau-frère Premier ministre. Mais celui-ci se révèle un dirigeant brutal et corrompu, et les officiels du régime forcent l'empereur à l'éliminer, qui s'y résout et le condamne à mort. Pour la belle Yang, le drame est déchirant : son frère tué par son amant ! Tragédie : la belle ne peut l'accepter et se suicide. L'empereur sera inconsolable ; heureusement, les dieux seront émus par ce chagrin infini, décidant alors de redonner vie à la concubine... Les amoureux se retrouvent alors pour ne plus jamais se quitter.
Il est étonnant de voir qu'à la même époque, dans des lieux si éloignés et sans contact aucun, les mêmes thèmes de la tragédie amoureuse sont mis en scène. Conflits de l'amour et du devoir, comme Le Pavillon rouge, dû en partie à Cao Xueqin (v. 1760) : une saga familiale centrée sur l'amour impossible du héros Jia Baoyu et de sa cousine.
A la différence des tragédies raciniennes, l'histoire se conclut souvent en Chine par un happy end. Le thème des retrouvailles des amants séparés est classique dans la littérature chinoise. Selon Tseng Yongyi, professeur de littérature chinoise à l'université de Taïwan, « il s'agit d'une expression ultime de la perception que les Chinois ont de l'amour. L'amour devrait être animé par une foi absolue, qui peut dépasser les limites du temps, et ne peut être compromis par un départ vers une destination lointaine ou même la mort. Le vivant peut mourir par amour alors que la personne défunte peut revenir à la vie par amour [8] ». Dans la littérature chinoise, les histoires d'amour n'ont rien à envier à celles de la littérature européenne [9] .
L'Inde classique a produit une littérature où l'on rencontre l'amour courtois, romantique ou libertin. Durant l'Empire moghol, la littérature et la peinture font bonne place à l'amour courtois : celui pratiqué par les rois, princes et nobles hindous, mais attribué aussi aux divinités, dont Krishna et Radha, sa fidèle bien-aimée.
Traversons temps et océans. Au vie siècle ap. J.-C., dans les tribus bédouines préislamiques, l'amour courtois fut aussi chanté par les poètes. Dans une société clanique où régnait la sévère loi du clan et des codes d'honneurs, il arrivait souvent qu'un homme s'éprenne d'une femme qui lui était interdite. Les amants, s'ils voulaient respecter ces règles, ne pouvaient alors que se pâmer d'une passion qui devait rester chaste et platonique. Les poètes ont tenté de donner une forme littéraire à ces émotions qu'ils ont connues directement. Ainsi Djamil et Bouthaïna, qui vécurent au viie siècle, représentent-ils le prototype de l'amour courtois. Ils « se sont aimés passionnément, jusqu'à la mort, sans jamais se toucher. (...) Djamil deviendra l'archétype de l'amour oudhri, amour courtois ou amour virginal car il est chaste, que certains auteurs modernes ont rendu par l'expression "sublimation virginaliste" » (Malek Chebel, Encyclopédie de l'amour en islam). Bien d'autres couples - aussi célèbres que Roméo et Juliette ou Héloïse et Abélard - sont devenus des couples mythiques de la littérature arabe. Outre Djamil et Bouthaïna, ils ont pour nom Madjoun et Laïla, Kousseïr et Ozza, Vâmeq et Azrâ, Soliman et Balqîs. On trouve dans la littérature et la poésie arabo-musulmanes toutes les variantes du pathos amoureux : de la maladie d'amour (soupirs et lamentations font songer au romantisme européen) à la pornographie la plus crue. Le thème de « l'amour de l'amour » correspond assez bien à ce que D. de Rougemont dit de Tristant et Iseult.
On dira que la littérature n'est pas la vie réelle, que les romans d'amour ne décrivent pas ce qui se passe dans les chaumières. C'est incontestable. Mais faut-il en conclure qu'il n'y aurait aucun lien entre les écrits et la réalité ? Où mieux, comme on l'entend souvent dire, que l'amour est une invention de la littérature, les lecteurs cherchant à copier les histoires racontées dans les livres ? L'amour, un mythe inventé par les écrivains ? C'est peu vraisemblable.
Un mythe inventé par les écrivains ?
Les grands mythes littéraires reflètent en partie les réalités humaines et sociales. La force évocatrice des grands écrivains est justement de savoir traduire les émotions d'une époque, même si celles-ci sont scénarisées, magnifiées, amplifiées. Certes, Tristan et Iseult sont des personnages de légende, mais Héloïse et Abélard, eux, ont existé. Anna Karénine est un personnage de roman mais L. Tolstoï l'a imaginé à partir d'un fait divers réel : le suicide d'une jeune femme délaissée par son amant. Dans Clélie, Mme de Scutery transpose à Rome les moeurs galantes de son milieu. Tout comme au xxe siècle, Le Diable au corps (Raymond Radiguet, 1923) ou la trilogie Crucifixion en rose (Henry Miller, 1949-1960) sont en large partie autobiographiques.
En examinant, avec le recul, les grandes étapes de l'amour à travers la littérature, on voit surgir quelques constantes. A travers les siècles et les civilisations se sont succédé quelques grandes figures : l'amour fut courtois, galant, libertin, romantique. Loin d'être une invention culturelle de l'Occident, elles traduisent un même thème : le conflit entre les passions et l'ordre social. Dans les sociétés où le mariage est réglé par la famille, les intérêts - ce qui fut le cas de la plupart des sociétés avant l'époque contemporaine -, il y a dissociation entre le sentiment et le mariage. Le découplage entre les structures du mariage et la loi des sentiments, entre la loi sociale et la loi du coeur, suscitait invariablement des amours impossibles : entre un chevalier et une grande dame, entre enfants de clans rivaux, entre nobles et courtisanes, entre jeunes hommes et femmes mariées. Ce que la littérature mondiale a mis en scène durant plusieurs siècles. Puis, à partir du moment où la société n'a plus codifié de façon rigide les lois du mariage, les grandes figures romanesques de l'amour ont alors quasiment disparu.