Une de vos premières recherches portait sur l'évaluation des élèves et le jugement professoral. Aujourd'hui, vous vous intéressez aux élèves humiliés. Pourquoi cet intérêt pour cet aspect des relations maîtres/élèves ?
De 1983 à 1992, j'ai été professeur d'économie en lycée. Lors de ma première année d'enseignement en classe terminale, tous les meilleurs élèves ont eu 16/20 au bac. Une vraie satisfaction et une grosse interrogation : un élève qui n'avait jamais eu sa moyenne en économie pendant l'année avait également 16/20. Mon ouvrage sur L'Evaluation des élèves a été écrit pour comprendre ces décalages. C'est un fait de ce genre qui m'a amené à m'intéresser aux élèves humiliés.
Quels sont les élèves qui subissent le plus l'humiliation ? Y a-t-il un lien entre humiliation et inégalités sociales entre élèves ?
D'abord, il faut indiquer que d'après une enquête nationale réalisée par l'Insee et l'Ined en 1992, 49 % des collégiens et lycéens déclarent s'être sentis « parfois » ou « souvent » humiliés. Il s'agit donc d'un phénomène scolaire massif. Une autre caractéristique de cette humiliation : elle n'est pas étudiée. Il suffit de consulter les revues spécialisées pour constater qu'il s'agit d'une question taboue. Il est donc difficile de connaître précisément les élèves qui subissent le plus l'humiliation. En 2001, dans une enquête que j'ai réalisée sur un échantillon de 900 élèves, les élèves faibles déclarent beaucoup plus souvent le sentiment d'être humiliés que les bons élèves. Dans mon livre, je parviens au même résultat.
Le lien entre humiliation et origine sociale des élèves est très probable. D'abord, ce sont plus souvent les élèves faibles qui sont humiliés et ceux-ci sont plus souvent d'origine populaire. Ensuite, l'humiliation en classe est parfois directement liée à l'origine sociale de l'élève. L'injure en classe est aussi une injure de classe. Il suffit de quelques exemples pour le montrer : « Tu ferais mieux d'aller garder les vaches ! » ; « Un stylo, ça ne se tient pas comme une pioche ! » (à des enfants d'agriculteurs)...
Enfin, les professeurs, grâce aux fiches de renseignements remplies au début de l'année, connaissent la profession des parents de leurs élèves. Ma recherche sur l'évaluation des élèves a montré très clairement que pour certains professeurs il existe « des professions importantes », « des parents dont il faut se méfier ». Très logiquement, les professeurs humiliants évitent les élèves dont les parents sont d'origine aisée, davantage capables de défendre leur progéniture auprès du chef d'établissement ou de l'inspection...