Phineas Gage, un cerveau à ciel ouvert

Une barre de fer de six kilos et un mètre de long lui a transpercé le crâne, laissant appraître son cerveau à l'air libre. Et pourtant, il a survécu. Et ses séquelles ont alimenté les spéculations des médecins et psychologues pendant un siècle et demi. Voici comment Phineas Gage est devenu le patient le plus célèbre de la neuropsychologie... quitte à raconter n'importe quoi sur son compte ?
 
 
« Docteur, il y a du travail pour vous… » C’est ainsi que Phineas Gage accueillit le médecin accouru pour le soigner après un accident de chantier. Qu’était-il arrivé, au juste ? Oh, trois fois rien : une barre de fer de 6 kilos et de plus d’un mètre venait de lui percer le cerveau de part en part. Gage le miraculé pâtit de quelques séquelles propres à alimenter des débats psychologiques et médicaux pendant un siècle et demi. Pour les neuropsychologues d’aujourd’hui, c’est presque une star. Et voici son histoire.

Un accident unique dans les annales

Nous sommes le 13 septembre 1848, aux Etats-Unis, dans le Vermont, à 16 h 30. Les ouvriers de la Rutland & Burlington Railroad travaillent à prolonger la voie ferrée vers la ville de Cavendish. Parmi eux, le contremaître Phineas P. Gage prépare des explosifs pour faire sauter une roche. C’est sa spécialité. Avec sa barre de fer, il lui faut bourrer un mélange de poudre et de sable dans une cavité du sol. Le travail est délicat, mais Gage, du haut de ses 25 ans, est déjà un excellent professionnel, « le plus compétent et le plus efficace » des chefs d’équipe, selon ses employeurs. Il fait dans l’orfèvrerie au point d’avoir commandé à un forgeron une barre de fer sur mesure. Ce jour-là cependant, il se laisse distraire une fraction de seconde par un ouvrier qui l’apostrophe dans son dos. Gage se retourne pour lui répondre, commence à manier sa barre machinalement… mais trop tôt : son assistant n’a pas encore versé le sable dans la mine. La poudre explose. La barre de fer s’envole des mains de Gage, pénètre dans sa mâchoire, ressort en haut du crâne, et atterrit à une trentaine de mètres de là dans un cortège de bouts de cervelle. Gage, projeté sur le dos, est pris de convulsions, puis s’immobilise.
Personne ne donne bien cher de sa peau. Pourtant, il vit encore ! Au bout d’un moment, il marmonne même quelques mots. Ses camarades le portent jusqu’à la route, sur plusieurs centaines de mètres, puis l’assoient dans un char à bœufs qui cahote pendant plus d’un kilomètre jusqu’à un hôtel de Cavendish. A priori, pas de quoi améliorer son état… Tandis qu’on l’installe dans une chambre, on fait appeler un médecin en toute urgence. Quand le Dr Edward Williams examine Gage, il est stupéfait : le cerveau apparaît à travers la blessure. L’orifice fait 3 cm de diamètre, l’os est fracassé dans toutes les directions sur 5 cm, et pourtant le jeune homme, bien qu’un rien sonné, soutient la conversation. Puis il se lève pour vomir, ce qui fait dégouliner un peu de cervelle par terre. Aucun médecin n'est préparé à un tel spectacle. Même s’il a perdu la vue du côté gauche, Gage s’en tire à bon compte.
Plus que Williams, c’est le nom de John Martyn Harlow qui restera attaché à Phineas Gage, en vertu des trois rapports scientifiques qu’il lui consacrera. Cet autre médecin de Cavendish prend le relais au bout d'une heure. Il désinfecte la blessure à plusieurs reprises durant les jours suivants, sans pouvoir empêcher un abcès, qu’il doit traiter au scalpel. Là encore, Gage, malgré une forte fièvre, s’en tire. Fin novembre, après des hauts et des bas, le miraculé a suffisamment récupéré pour retourner dans sa famille, dans le New Hampshire. De retour à Cavendish en avril, Harlow le trouve en bonne forme. Il se trouve rétabli de l'accident. Physiquement, en tout cas. Car au fil des jours, selon Harlow, il apparaît de plus en plus évident que des modifications sont apparues dans son caractère. S’il est capable de soutenir une conversation, de retravailler, il n’est plus aussi normal qu’on pourrait le croire. Selon ses amis et ses connaissances, dans une célébrissime formule rapportée par Harlow, Gage « n’est plus Gage ». Mais alors, qui est-il ?...