Pierre-Henri Castel : Il faut relancer le débat sur la folie

Comment renouveler nos réflexions sur l'esprit et la folie après Michel Foucault, et à l'heure des neurosciences ? Préjugés moraux des soignants, place de la psychanalyse, construction sociale des maladies... Autant de thèmes abordés dans L'Esprit malade (Ithaque, 2010) par Pierre-Henri Castel, directeur de recherches au CERMES3 (Equipe CESAMES - Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale, Société, université Paris Descartes/CNRS), et membre de l'Association lacanienne internationale.

Vous écrivez dans L'Esprit malade que la philosophie de la folie est engourdie depuis 30 ans, parce que Michel Foucault aurait « tétanisé ses lecteurs ». Quels sont à vos yeux les apports et les limites de sa pensée ?

Je pensais à Socrate, qui est comme le poisson-torpille, dit Platon. On l’approche, on croit le saisir, et le choc électrique vous paralyse, pendant qu’il s’enfuit. Avec Foucault, on ne sait plus comment prendre les choses autrement que de la façon dont il les abordées. Nous sommes sous le choc de ses conceptions de la folie, de la déraison, des normes, etc. Pouvons-nous reprendre nos esprits, et retourner aux problèmes, l’œil neuf, ou devrons-nous encore et encore subir ce choc, dès que nous voudrons nous attaquer à lui ?
L’apport fondamental de la pensée de Foucault, c’est déjà qu’il y en ait une. Foucault est le seul à avoir avec un esprit de suite sans faille connecté les bonnes questions : l’idée de folie, celle de déraison, celle de norme, celle de savoir-pouvoir, celle d’assujettissement, d’autres encore, dans un esprit historique radicalisé. Sans cet élargissement du champ, on en serait resté à des points de vue de psychiatres sur la psychiatrie, ou d’historiens des idées sur la folie. L’énormité philosophique des enjeux, autrement l’émergence de la figure de l’homme et de sa connaissance possible, serait demeuré inaperçue. Notez que cela donne à la plupart de ses critiques récentes leur tour grincheux, voire mesquin : si l’on a rien à proposer à la hauteur de tels enjeux, quelle importance que Foucault ait tort sur ceci ou cela ? Chez Marcel Gauchet, par exemple, on ne critique pas la folie selon Foucault : on réélabore complètement l’histoire de l’individu moderne, et dans ce cadre, on énonce son désaccord.
L’Esprit malade cherche donc à élaborer au moins deux angles d’attaque contre la philosophie de Foucault, deux angles qui fassent en même justice à l’ampleur fascinante de sa pensée. Je crois tout d’abord qu’il faut attaquer l’idée qu’il n’y aurait rien de rationnel dans l’activité normative de la psychiatrie, que tout, au fond, n’y serait que l’habillage épistémologique d’un rapport de pouvoir. Je reprends ainsi la question controversée de l’expertise psychiatrique. Est-il si sûr qu’il n’y ait là aucun moyen de défendre objectivement plutôt telle réponse que telle autre ? Est-elle toujours et par principe faussée ? Mais plus généralement, est-ce que le concept de norme chez Foucault, sa théorie constante qu’il n’y a toujours de norme que pour définir un écart à la norme, et pour appliquer toute la puissance répressive du pouvoir à la résorption de cet écart, est-ce que cette théorie fait simplement sens ? Je ne crois pas. Je crois qu’elle enveloppe des confusions qu’on peut mettre en lumière, et dont on doit tirer les conséquences.
Il en découle une autre manière de lire les sources, les « archives » dont Foucault prétend livrer la matérialité toute nue, strictement positive. J’essaie de montrer que ces « archives » fonctionnent plutôt comme des fictions. Leur littéralité est entièrement réécrite pour devenir exemplaire du style de regard qu’on jette sur elle, et qui les a rendues visibles et lisibles. Mais si on peut s’affranchir du regard fascinant de Foucault, alors on peut les voir et les lire autrement.
Je ne crois donc pas qu’on en soit quitte avec l’intuition foucaldienne que, sans idée exacte de la déraison, nous n’avons pas non plus d’idée exacte de la raison et de ses limites humaines, et que cette question est pour le philosophe comme pour l’anthropologue la question ultime. Je crois cependant qu’on peut aborder les réponses possibles en passant par d’autres voies que la doctrine douteuse des normes et de la normalisation qui est selon Foucault le paradigme même de la modernité. Et enfin, je ne sais pas s’il y a des lecteurs pour ce genre de lutte sur les concepts, mais je pense essentiel de combattre Foucault en lui demandant si ses concepts sont ou non cohérents, si ses raisonnements tiennent debout, s’il n’est pas victime d’illusions logiques encore plus redoutables que les fictions d’archives dont il a laissé le texte si étrange. Sur ce point, très clairement, ma démarche est justement celle de la philosophie « analytique ».
 

Vous estimez que certains discours psychiatriques nous en apprennent davantage sur les préjugés moraux des soignants que sur les maladies mentales. Que voulez-vous dire, et quels sont pour vous les préjugés moraux des soignants d’aujourd’hui ?

Je pense en fait que tout discours psychiatrique en apprend au moins autant sur les positions morales des soignants que sur les maladies mentales supposées des gens dont ils s’occupent. Mais pour rester cohérent avec la question que vous venez juste de poser à propos de Foucault, je pense qu’on peut dire des choses extrêmement précises et différenciées sur ses préjugés.
La première de toutes, c’est qu’il ne suffit pas du tout de critiquer ou de condamner les aspirations normatives en général. Même la critique de la « normalisation » tous azimuts, qui est un lieu commun de la critique des pratiques et des discours psychiatriques, fait appel à des normes concurrentes : par exemple des idéaux d’autonomie et d’émancipation de l’individu, des idéaux de rationalité épistémologique ou politique, des principes éthiques, etc. Bien souvent aussi les gens qui pourfendent la normalisation sociale et les préjugés moraux des psychiatres invoquent de « vraies » normes biologiques, de « vrais » dysfonctionnements cérébraux, qui serait confondus avec des normes sociales systématiquement considérées comme historiques, et plus ou moins arbitraires. Autrement dit, on se trouve constamment confronté à l’exigence de justification de ses critères, quand on hiérarchise des normes, et qu’on veut faire prévaloir celle-ci sur celle-là.
Le prolongement de la critique de Foucault (cette idée qui a paru paradoxale à beaucoup que, à mon avis, on peut tout à fait travailler à établir ce que pourraient être les « normes objectives » de la folie), c’est d’entrer dans ce genre de détails, où toutes les normes ne se valent pas.
Disons que je suis plus particulièrement intéressé par un conflit qui a, à mes yeux, un énorme retentissement anthropologique : c’est celui du statut de l’individu dans des sociétés et des cultures qui ont en surface l’air d’utiliser les mêmes catégories de penser, et de partager les mêmes institutions (de type libérales ou démocratiques), mais qui sont prises dans des dynamiques historiques et sociales tout à fait distinctes. Dans L’Esprit malade, je compare ainsi les traitements différenciés que certains tribunaux américains ou britanniques donneraient de l’acte criminel commis par un malade mental, par opposition aux normes que nous lui appliquerions. Je cherche à montrer qu’il y a peut-être plus d’une façon rationnelle de faire face à des situations absolument tragiques, et que cela ne signifie pas du tout que la raison juridique est arbitraire ou contingente. C’est très troublant, parce qu’un certain esprit de système voudrait bien nous faire croire que si la raison est plurielle, ce n’est plus du tout de la raison. Or, le motif fondamental de cette divergence d’interprétation rationnelle est à rechercher dans des appréciations conflictuelles de ce que sont justement les normes de l’individu « normal », selon que vous êtes dans une tradition américaine ou française.