Pierre-Marie Lledo : Le posthumain est déjà là

Nous disposons maintenant de la technologie qui peut nous permettre de modifier notre cerveau, donc nos façons de percevoir, d'éprouver, d'apprendre. Notre humanité même. Tel est le constat de Pierre-Marie Lledo. Médaille de bronze du CNRS, membre de l'Académie européenne des sciences, directeur du laboratoire Gène, synapse et cognition du CNRS et du laboratoire de recherche Perception et mémoire à l'Institut Pasteur, il a écrit, avec Jean-Didier Vincent, Le Cerveau sur mesure (Odile Jacob, 2012).

Vous écrivez que le cerveau humain est identique depuis 200 000 ans mais qu’il arrive à s’adapter à nos nouvelles conditions de vie grâce à sa plasticité. Celle-ci opère donc aussi bien pour un individu que pour son espèce ?

Le rythme du temps s’est retrouvé complètement bousculé lorsque notre espèce s’est affranchie de l’évolution biologique, relativement lente. Le cortex de l’homo sapiens lui a permis de s’adapter, de transmettre le savoir via la culture, d’où une accélération inédite de la vitesse d’adaptation d’un sujet dans le règne animal. Nous avons échappé au déterminisme génétique pour ouvrir une nouvelle porte, l’épigénèse, c’est-à-dire la régulation de l’expression des gènes par l’environnement. Le plus enrichissant pour un tel cerveau n’est pas l’héritage des anciennes générations, mais ce qu’il va pouvoir faire, apprendre et transmettre. Ce fameux débat entre l’inné et l’acquis est caduc aujourd’hui : on ne peut les dissocier. En somme, nous sommes programmés génétiquement, certes, mais pour apprendre. Il est difficile de donner un pourcentage, mais nos réponses réflexes automatiques sont probablement dictées par 10 à 15 % de nos gènes : le reste résulte de nos expériences dans notre environnement, de la culture, de tout ce que l’on acquiert. Comme disait Kant, l’homme naît deux fois, à la naissance puis avec son apprentissage.

C’est paradoxal : nous sommes déterminés par notre cerveau, puisque sans lui nous ne percevons pas, ne ressentons pas, ne vivons pas, mais il serait programmé pour nous faire échapper au déterminisme ?

Et à la dictature des gènes, qui fait que même nos cousins très proches, les grands singes, n’ont qu’un répertoire limité pour signaler un danger, par exemple, avec quelques vocables pour exhorter à monter dans un arbre si le prédateur est un félin, ou sauter dans un trou si c’est un rapace. Les singes reconnaissent ces signaux d’instinct, et non par apprentissage. Imaginez en revanche ce que nous sommes capables de faire avec notre cerveau selon notre langue maternelle ! Tout ce qui va se passer après notre naissance, alors que le cerveau n’est pas fini, participe déjà à la construction du sujet unique en tant qu’individu libre et autonome, ce qu’on appelle l’individuation.

Vous défendez donc l’idée d’un cerveau fait pour assurer une grande part d’imprévisibilité, de variation, de liberté : voilà qui va complètement à rebours de certains détracteurs des neurosciences qui les voient destinées à nous déterminer, nous dresser…

Je crois qu’il y aurait beaucoup à dire ! Sur le plan idéologique et politique, il y a toujours eu cette confrontation entre les penseurs de gauche et ceux de droite, les uns estimant que tout est culture et environnement, les autres disant que tout est joué par les gènes que nous héritons, ou que dans le meilleur des cas entre 0 et 3 ans. Depuis 35 ans, un corpus de données montre pourtant qu’on ne peut séparer les deux aspects. Les penseurs de gauche devraient accepter l’idée que le cerveau a pour fonction de créer de la diversité : on aura beau vouloir changer le milieu pour changer les individus, tous ne répondront pas de la même façon. De même, s’il y a bien une force importante qui modifie ce cerveau, c’est l’environnement et pas l’héritage des gènes : Mozart n’aurait jamais été un compositeur virtuose si son papa n’avait pas été musicien et n’avait pas su l’accompagner. S’il avait été ébéniste, peut-être que son fils aurait fait des meubles extraordinaires parce qu’il avait une certaine prédisposition à apprendre, doté d’une mémoire incroyable. Il fallait nourrir ce cerveau, qui n’attendait que ça ! L’électricité n’est pas le seul paramètre à prendre en compte dans le cerveau, ni la chimie, ni le comportement béhavioriste : il faut une approche transdisciplinaire où le déterminisme n’a plus sa place.