« Charles de Valois était devenu fou. Il courait dans son palais, niant être roi et père, s'affirmant un autre. [...] Parfois, il fallait l'attacher et l'enfermer. N'avait-il pas, dans un accès furieux, occis quatre hommes, dont un brave chevalier gascon ? Des médecins furent appelés. » Voilà ce qu'en dit Jules Michelet, en 1840, près de quatre siècles et demi après : « Ils ne firent pas grand-chose. C'était déjà, comme aujourd'hui, la médecine matérialiste, qui soigne le corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal physique sans rechercher le mal moral, lequel pourtant est ordinairement la cause première de l'autre. » (extrait de La Consolation. Essai sur le soin psychique, de Jacques Hochmann, Odile Jacob, 1994).
Que dire de ce désappointement de J. Michelet face à l'impuissance de la médecine devant la maladie mentale ? De son désespoir de voir qu'en plus de quatre siècles, les choses n'ont point changé ? Plus de cent cinquante ans plus tard, qu'en est-il ? Ce constat est-il bien différent de la révolte de Philippe Clément, infirmier psychiatrique, qui se plaint (dans La Forteresse psychiatrique, Flammarion/Aubier, 2001) de ce que « la folie n'est pensable dans l'institution psychiatrique [...] qu'une fois nié le statut de sujet de celui qui a "perdu la raison". C'est la maladie qu'il s'agit de connaître, et non la personne. »
On ne peut bien sûr comparer la psychiatrie actuelle à ce qu'elle était au temps de J. Michelet. Un certain nombre de grandes découvertes et de nouvelles pratiques ont transformé le regard sur les malades, ainsi que la possibilité de réduire leurs souffrances. Mais en 2001, les maladies mentales restent encore très mal soignées, en raison de la difficulté qu'on a d'en définir tant les caractéristiques précises (le diagnostic), que les causes (l'étiologie), que la meilleure manière de les soigner (les thérapies).
Les avis divergent tellement que la première difficulté consiste à amener les gens autour d'une table pour faire le point sur ce que l'on sait ou non, pour confronter les points de vue, et répondre finalement aux plus concernés : les patients et leur famille (voir l'encadré, p. 68).
S'il est difficile de confronter les points de vue sur les acquis de la psychiatrie, l'état de ses connaissances ou de sa pratique, que dire de son évolution future, des nouveaux paradigmes qui pourraient la faire progresser ? Voilà ce que nous avons tenté de faire : recueillir différents avis, dans l'espoir de provoquer le débat sur une question en pleine émergence : que peuvent apporter les sciences cognitives à la psychiatrie ?
La rencontre de quatre psychiatres montre d'emblée les multiples facettes de la profession : selon qu'il exerce comme libéral ou en institution hospitalière, selon le type de population qu'il traite, selon qu'il soit uniquement praticien ou également chercheur, selon enfin ses références théoriques, son point de vue sur la psychiatrie varie.
Edouard Zarifian se qualifie de « psychiatre généraliste ». Depuis quelques années, sa pratique est exclusivement une pratique publique de consultation, dans laquelle il rencontre des pathologies extrêmement diverses : au moins 50 % de patients avec troubles de l'humeur (dépressions, maniaco-dépressions) ou troubles anxieux, environ 25 % de jeunes psychotiques non-hospitalisés, dont certains qu'il suit depuis dix ans en ambulatoire, et 25 % de patients avec troubles existentiels. Ces personnes viennent le voir parce qu'elles ont le sentiment d'être passées à côté de leur vie. Cela fait dix ans qu'elles sont déprimées, elles ont essayé tous les traitements sans être réellement dépressives. Elles souffrent plutôt d'une organisation névrotique de la personnalité. « Je rencontre beaucoup de souffrances psychiques liées aux conditions d'existence actuelles, ou passées, raconte E. Zarifian. Ce qui me meurtrit, c'est de voir des hommes ou des femmes, mais plus souvent des femmes, qui ont le sentiment à la cinquantaine d'avoir loupé leur vie conjugale, familiale, professionnelle pour des raisons liées aux personnes qui les entouraient. Il est alors évidemment très difficile de revenir en arrière, mais je peux aider les gens à ouvrir les yeux par eux-mêmes, et à se dire "si je fais un travail sur moi, j'aurai peut-être dans les années à venir un peu plus de joie de vivre". Je vais alors souvent les recommander à un collègue avec qui ils vont poursuivre un travail psychothérapeutique. »
Selon les cas, E. Zarifian porte soit une casquette de psychiatre - il prescrit des traitements médicamenteux, mais toujours accompagnés d'un appui psychologique -, soit une casquette de psychothérapeute - il mène alors un véritable travail psychothérapeutique, d'inspiration psychanalytique en face-à-face, puisque telle est sa formation. Il lui arrive également de diriger un patient vers un psychothérapeute d'une autre tendance, par exemple cognitivo-comportementale (voir l'encadré, p. 71), s'il lui semble que cela peut mieux lui convenir.
Une vaste palette de soins
« Prenons un exemple. Ici à Caen, il y a un grand viaduc, sur lequel certains patients ont la phobie de passer. Une véritable phobie qui les empêche en fait de circuler en voiture. Evidemment, il pourrait être très intéressant de décortiquer cette phobie, de savoir ce qu'elle représente au plan symbolique. Mais quand j'en explique l'enjeu et la contrainte à certaines personnes, elles me disent "moi ce que je veux c'est pouvoir reprendre ma voiture, c'est tout" ! Dans ce cas, je n'ai aucune réticence à les adresser à un thérapeute cognitivo-comportementaliste, qui tentera de faire disparaître la phobie selon une procédure définie. Dans d'autres cas, je pourrai conseiller aux patients une thérapie systémique, soit de couple, soit familiale. Je considère donc que la palette de soins est vaste. »
On peut donc être psychiatre d'inspiration psychanalytique, et envoyer certains de ses patients vers d'autres approches thérapeutiques. Cette pratique de E. Zarifian est-elle le reflet de ce que l'on décrit parfois comme une nouvelle tendance de la psychiatrie de ces dernières années, celle d'un oecuménisme pragmatique ? S'il reconnaît souhaiter ce plus grand éclectisme, E. Zarifian doute encore de sa réalité : « On annonce haut et fort qu'il y a oecuménisme, qu'il n'y a plus de lutte de chapelles, mais quand on regarde honnêtement la réalité, ce n'est pas le cas. C'est peut-être moins monolithique que cela ne le fut dans les années 70. Mon voeu est qu'on aille vers un plus grand éclectisme, mais pour ce faire, il faut que cet éclectisme soit proposé aux psychiatres en formation. Or nous avons une caractéristique française, c'est que le diplôme de psychiatre n'est national que sur le papier, car le contenu théorique de la formation est laissé à la totale initiative des responsables régionaux. Donc si vous tombez dans une région où les responsables sont de tendance analytique, vous aurez une formation en analyse ; dans une autre région, ce sera autre chose. »