Nous sommes en 1989. Alors qu'il joue Hamlet sur la scène du National Theatre de Londres, l'acteur Daniel Day-Lewis s'enfuit, halluciné, en pleine représentation, au moment précis où apparaît le fantôme du père d'Hamlet. Car c'est son propre père, le poète irlandais Cecil Day-Lewis, décédé dix-sept ans auparavant, que l'acteur voit soudain, sur la scène de ce théâtre, et qu'il entend, surtout, proférer, d'une voix atroce, des paroles « impossibles à supporter ». Il ne remontera plus jamais sur les planches.
Si l'on connaît l'importance des fantômes dans l'imaginaire des enfants, de nombreuses situations cliniques font apparaître des processus impliquant des figures de fantômes dans des cures d'adultes et ils ne sont la chasse gardée ni des poètes ni des promeneurs nocturnes du Père Lachaise en mal de sensations fortes. Souvenir fait corps, le fantôme ouvre la question du rapport intime que chacun d'entre nous a à la perte et permet d'apporter de nouveaux éléments à la clinique du deuil. Et c'est pourquoi il peut être pensé psychanalytiquement. Car n'avons-nous pas tous nos fantômes ? Chacun d'entre nous n'a-t-il pas, au cours de son existence, à négocier avec ses fantômes, qu'ils soient ceux de proches disparus ou d'un être aimé dont on a perdu l'amour mais qui continue à nous hanter ? A en juger par le succès rencontré lors du colloque sur l'enfant et ses fantômes organisé un samedi de novembre par Sylvie Le Poulichet (1)– personnes assises à deux sur le même strapontin et agglutinées dans les travées, appariteurs furieux, exhortant, en vain, les étudiants surnuméraires à sortir, comme à la grande époque – on ne s'étonnera pas que fantasme et fantôme aient une étymologie commune.
Hamlet, où le fils se fait le porte-parole du père et accomplit sa vengeance au mépris de sa propre vie, est souvent considéré comme la pièce la plus connue du théâtre Shakespearien. Les nouvelles d'Henry James sont pleines de fantômes auprès desquels les vivants doivent s'acquitter d'une dette. Et on se souvient du succès planétaire du film Ghost, mélo lacrymal où le personnage joué par Patrick Swayze est condamné à errer sur terre jusqu'à ce que sa bien-aimée le délivre en le vengeant. Si la question du fantôme fascine, c'est que ces figures interrogent aussi – notamment via la question de la vengeance - les pactes inconscients qui se jouent entre parents et enfants, ainsi que les modes de transmission et d'identification qui se tressent entre les générations.
Les chimères du corps
La clinique nous fait rencontrer des patients qui, quelle que soit leur origine et leur milieu social, croient aux fantômes ou ont la certitude d'en avoir déjà vus et qui ne sont pas psychotiques pour autant. Dans Les Chimères du corps (2) , Sylvie Le Poulichet interroge la dynamique de ce type de processus limites chez des patients que l'on dénommerait aujourd'hui comme borderline. Elle rapporte le cas d'individus qui, occupés à quelque tâche quotidienne devant un miroir, sont soudain saisis d'effroi en apercevant derrière eux, les regardant fixement dans la glace, un proche décédé. « Ces patients n’ont pas la certitude d’avoir vu ''réellement'' un proche décédé réapparaître, mais ils sont saisis d’un doute terrifiant », précise-t-elle. Peut-on pour autant assimiler cette croyance passagère en l'apparition du mort derrière soi, dans le miroir, à un processus mélancolique ? On serait d'abord tenté de répondre par l'affirmative dans la mesure où l'on retrouve dans l'apparition d'un spectre a priori terrifiant, la question de l'ambivalence par rapport à l'objet perdu (« X est mort. Je l'aime » devient « je le hais », puis « il me hait », avant de devenir, pour finir « je me hais ») et une « confusion d'identité avec lui », qui rappelle l'identification à l'objet perdu de la mélancolie freudienne. Un des nombreux intérêts du travail de Sylvie Le Poulichet est de penser cette crise en termes de processus et de donner à ce processus une grille de lecture plus nuancée. « Ce type d’éprouvé n’est pas spécifiquement une caractéristique de la mélancolie, explique-t-elle : il peut se présenter au cours de deuils douloureux en lesquels ressurgissent inconsciemment une forme d’ambivalence par rapport à l’objet perdu, ambivalence qui se retourne contre le moi à travers une angoisse d’être surveillé par le regard du mort. Ces éprouvés peuvent parfois témoigner de ce que j’appelle une "identification mélancolique partielle et transitoire" : "l’ombre de l’objet (qui) retombe sur le moi" (selon la formule de Freud dans son texte Deuil et mélancolie) ne retombe souvent que sur une partie du moi qui se confond partiellement avec l’objet perdu. »
Un fantôme peut en cacher un autre
Ainsi, ces personnes, si elles en viennent à sacrifier inconsciemment certaines zones de leur corps ou des aspects de leur identité sexuelle, gardent par ailleurs, à d'autres moments, lorsqu'elles ne sont pas confrontées à la question de l'informe, un fonctionnement plus proche d'une structure névrotique. Lorsqu'elles sont hantées par le corps d'un autre, ce ne serait donc pas sur le mode de la possession mélancoliforme ou du délire, mais davantage sur celui d'un parasitage qui les amènerait à avoir des difficultés à repérer les limites entre le vivant et le mort et entre leur histoire propre et celle des autres. Dès lors se constituent ce que Sylvie Le Poulichet nomme « chimères du corps », assemblages fantasmatiques de plusieurs corps, vivants ou morts, en un seul, qui peuvent menacer la continuité d'existence du sujet. En même temps que les limites entre morts et vivants s'abolissent, les limites entre les différents corps s'estompent et s'ouvre alors ce que la psychanalyste nomme "l'aire des revenants", où à travers le regard du mort rencontré dans le miroir se développe la dimension surmoïque d'un Autre tout-puissant, qui juge et jauge chacune de nos actions. « Lorsqu’une personne habite à son insu une '' aire des revenants'', c’est à mon avis bien souvent lorsqu’elle s’est inconsciemment identifiée à un mort de la famille (dont elle porte en certains cas le prénom et le nom), explique Sylvie Le Poulichet. Ce processus se trouve renforcé lorsque la personne a senti depuis l’enfance que le déploiement du vivant en elle ou le droit d’occuper une place entière et singulière reconnue n’était pas tout ) fait autorisé. Ceci intervient souvent dans la mesure où un parent (voire les deux ) ont inconsciemment projeté sur l’enfant des figures inquiétantes ou lorsqu’ils transmettent sans le savoir les blessures narcissiques profondes qu’ils ont subies. »
Souvent aussi, un fantôme peut en cacher un autre. C'est le cas lorsque au moins deux figures de morts de générations successives sont investies dans un contexte où les identités demeurent brouillées. Par exemple, souligne Sylvie Le Poulichet, « on peut parfois constater lors de la psychothérapie d’un enfant que l’analyse de son identification à un fœtus mort dans le ventre de sa mère ne suffit pas à faire disparaître l’angoisse et les symptômes du petit patient. Car il faut de surcroît repérer son identification inconsciente à un autre fantôme , qui peut être son grand-père maternel. Cela n’est possible que dans la mesure où la mère du petit patient ne s’est fantasmatiquement jamais séparée de son propre père décédé et qu’elle néglige et dévalorise simultanément son propre mari pour surinvestir son fils d’une manière incestuelle. Ce fils représente alors inconsciemment pour elle un substitut de son propre père. C’est pourquoi l’enfant peut s’identifier au fantôme du grand-père. Cette mise en jeu de deux fantômes, l’un cachant l’autre, se retrouve aussi bien dans des cures de patients adultes, impliquant souvent les figures d’un parent, d’un frère ou d’une sœur et d’un grand-parent. »