Qu'est-ce qu'une tradition nationale en Sciences sociales ?

Qu’est-ce qu’une tradition nationale en Sciences sociales ? Sous une apparence anodine, la question reste sulfureuse. Qu’il y ait des traditions nationales, personne n’en doute ; que les sociétés humaines puissent être objet de science, on a fini par l’accepter. Mais comment admettre aujourd’hui qu’une science puisse être « nationale » ? Cela évoque, au pire, les sciences « aryennes » du nazisme ou les sciences « socialistes » de la belle époque du lyssenkisme, et au mieux des rivalités dépassées remontant à la formation des identités nationales en Europe.
Au XXe siècle, nier le caractère national des sciences sociales devient ainsi une façon d’affirmer leur scientificité : en 1931, pour Schumpeter, la science « n’appartient à aucun pays et n’a pas de traits nationaux homogènes ». Sans être toujours exprimé de façon aussi catégorique, ce point de vue est aujourd’hui dominant, au point qu’on oublie les traces discrètes mais persistantes que laissent dans la mentalité des chercheurs des traditions encore très présentes dans leurs années de formation.
Johan Heilbron, dans son introduction au n° 18 de la RFSH, rappelle à quel point le développement des sciences, et pas seulement celui des sciences sociales, a été fortement marqué par les contextes nationaux. Querelles franco-britanniques sur la paternité de la chimie moderne, construction d’une opposition entre « empirisme anglais » et « rationalisme français », diversité des institutions et des politiques scientifiques, persistance de catégories mentales et d’habitudes intellectuelles bien enracinées, autant de facteurs que la constitution d’un milieu scientifique international et l’amenuisement des financements publics nationaux atténuent sans les faire disparaître entièrement, et dont l’histoire doit rester étudiée et connue.
Chacune des contributions de ce numéro montre à sa manière la richesse d’une problématique qui semble pourtant de moins en moins fréquentée, comme si l’universalité des sciences sociales était désormais aussi définitivement assise que celle de la physique théorique ou des mathématiques. C’est un point de vue dont on peut tout de même douter, tant l’émergence de nouvelles puissances politiques, religieuses ou économiques fait ressurgir l’égocentrisme de peuples et des idéologies : les sciences sociales sont sorties de leur enfance, mais elles demeurent un trop précieux outil de mise en musique et de manipulation du réel pour ne pas en rester plus ou moins captives.