Quand les cartes se numérisent

La révolution numérique a bouleversé la confection et les usages des cartes. Offrant une masse énorme de données, les systèmes d’information géographiques (SIG) sont capables de produire une image du monde plus proche de la simulation que de la topographie.

Parmi tous les types de documents en images, la carte est sans doute l’un des plus complexes. Entre graphique et dessin, associant étroitement la figure et le texte, elle a, au cours de sa longue histoire, connu d’innombrables transformations au fur et à mesure des évolutions techniques et intellectuelles de ses conditions de production et d’utilisation. Christian Jacob, dans son Empire des cartes (1), retrace une grande partie de cette histoire.
L’application des techniques numériques à la carte constitue une nouvelle étape de cette histoire. Le numérique a non seulement modifié la manière de produire les cartes, mais en a aussi transformé la nature. Tout d’abord, l’ordinateur a considérablement simplifié la production des cartes si bien qu’elles sont devenues un vecteur de communication extrêmement banal et l’une des formes principales de l’infographie de presse. Mais l’informatisation n’a pas simplement simplifié le dessin des cartes, elle a aussi automatisé leur conception avec le développement des systèmes d’information géographiques (SIG). Bien qu’il n’y ait pas nécessairement de lien entre l’infographie cartographique et les SIG, ces deux évolutions ont contribué aux transformations contemporaines de la carte.

La prolifération des cartes

Mark Monmonier, géographe américain spécialiste de l’histoire de la cartographie (2), est l’auteur d’une étude détaillée de l’usage des cartes dans les médias américains (3). Il y montre comment l’évolution des techniques graphiques a entraîné une modification du statut et de la place des cartes dans les médias. Les techniques numériques de dessin et d’impression abaissent à la fois les coûts de production et de publication des cartes. L’ordinateur a transformé le dessin peut-être encore plus profondément que la production de texte. Grâce à la possibilité de partager et de réemployer des éléments graphiques tels que les fonds de cartes, les trames et les symboles, quelques minutes suffisent la plupart du temps pour produire une simple carte de localisation. Parallèlement, le recyclage des éléments graphiques et les contraintes imposées par les logiciels ont aussi souvent conduit à une uniformisation esthétique des cartes.
Les techniques de PAO (publication assistée par ordinateur) et les médias électroniques abaissent le coût de publication et de diffusion des cartes. Celles-ci se multiplient dans les médias traditionnels comme sur l’Internet. Elles participent à la construction du discours sur la mondialisation. Des études quantitatives ont montré, sans grande surprise, qu’un événement de portée globale comme les attentats du 11 septembre 2001 se traduit par une inflation du nombre de cartes dans les médias. La carte dans ce contexte est d’ailleurs souvent utilisée autant pour sa valeur iconique que pour sa valeur informative. Elle peut ainsi être un élément ornemental ou un artifice de mise en page : sa valeur informative est alors faible, mais elle sert à mettre en scène un processus de globalisation (photo ci-contre). Comme l’a montré Denis Cosgrove (4), cette profusion de cartes dans les médias est un élément important de la construction d’un imaginaire de la mondialisation. Ce renouveau des interrogations territoriales est aussi très perceptible dans l’usage que l’art contemporain fait de la cartographie, souvent associée aux techniques numériques (5). Mais l’informatisation n’a pas seulement permis de multiplier les cartes, elle a aussi profondément transformé leur mode de production, et par là même, affecté leur nature.
Le dessin par ordinateur n’est qu’un aspect de la cartographie numérique. La banalisation des systèmes d’information géographiques entraîne une révolution encore plus considérable. Un SIG est une base de données que l’on peut interroger pour obtenir des cartes à la demande. Le développement des SIG a accompagné la diffusion de l’informatique personnelle et les applications ont commencé à se multiplier dans les années 1980. En dépit du prix élevé et de la grande complexité d’utilisation des logiciels de l’époque, qui demandaient l’apprentissage d’un langage de programmation, les SIG ont trouvé de nombreuses applications dans les domaines de la gestion territoriale, de l’aménagement, et de la production cartographique. Par rapport aux outils traditionnels, et notamment aux cartes papier, ils apportent une facilité d’intégration de données hétérogènes et une simplification des procédures de mise à jour. Jusqu’à ces dernières années, les SIG étaient essentiellement des outils destinés à l’usage des spécialistes, mais on peut considérer que les applications de cartographie en ligne du type Googlemap, ou encore les GPS de navigation routière sont le versant grand public des SIG.

Les SIG ont été largement adoptés par tous les métiers qui utilisent des données spatialisées, y compris les chercheurs en sciences sociales. Ils ont cependant aussi fait l’objet d’un certain nombre de critiques, soit en raison de la vision du monde qui leur est sous-jacente, soit à cause des risques sociaux ou politiques liés à certains de leurs usages. Dès la fin des années 1990, le géographe américain Michael Curry a montré les limites de l’information géographique numérisée (notamment dans son ouvrage , Routledge, 1998). Il est facile d’avoir l’illusion que la simulation numérique est l’équivalent exact du monde, mais le codage des données spatiales en surfaces, lignes et points impose une conception de l’espace particulière. La façon dont les bases de données en général sont constituées implique déjà une vision du monde qui en exclut d’autres. Par exemple, ce qui est chiffrable, mesurable, est forcément privilégié par rapport à ce qui ne l’est pas. La simulation numérique est donc fatalement une réduction qui peut n’être pas neutre idéologiquement ; pour le dire rapidement, elle correspond en quelque sorte à une lecture au sens propre technocratique de l’espace. Mais plus que les limites inhérentes à la technique ou à la constitution des données, ce sont les usages des SIG qui font l’objet des critiques les plus fréquentes. Les SIG sont, par exemple, l’élément principal des dispositifs de surveillance policiers que le géographe Stephen Graham appelle les « simulations surveillantes ». Les SIG sont l’outil idéal pour intégrer des systèmes de surveillance variés comme des caméras, des localisations utilisant les téléphones, ou toute autre empreinte électronique (carte bancaire, badges et étiquettes à puce RFID) et augmenter d’autant leur efficacité. Les progrès dans l’automatisation de l’identification des individus et des véhicules, voire des comportements jugés anormaux, l’essor du marché de la sécurité en général, tout cela dans un contexte où l’exposition médiatique de la menace terroriste affaiblit les défenseurs du droit à la vie privée, contribuent de jour en jour à transformer en réalité ces simulations surveillantes que S. Graham avait imaginées au milieu des années 1990. Le Royaume-Uni est aujourd’hui doté d’un système de localisation automatique des véhicules dont le potentiel de surveillance a été qualifié d’« orwellien » par la presse.La révolution numérique ouvre peut-être une nouvelle ère de l’histoire des relations entre la maîtrise de la cartographie et le pouvoir. En passant du papier à l’écran, la carte, instrument traditionnel d’affirmation du pouvoir, peut devenir un des outils de son exercice dans sa dimension la plus totalitaire. (1) C. Jacob, , Albin Michel, 1992.(2) M. Monmonier, , Flammarion, 1993.(3) M. Monmonier, , University of Chicago Press, 1999.(4) D. Cosgrove, , The Johns Hopkins University Press, 2001.(5) Voir l’exposition GNS (Global Navigation System), Palais de Tôkyô, 2003.