Avec des collègues des universités de Toulouse, de Nice et de l’École des mines de Paris, je participe actuellement à une enquête sociologique baptisée « Maskovid » portant sur l’usage des masques lors de la pandémie. Cette enquête comprend un volet dédié au recueil de témoignages des personnels soignants. Les récits ainsi obtenus sont très précieux : ils donnent à voir de l’intérieur la façon dont les professionnels de santé (médicaux et paramédicaux) s’organisent, se mobilisent, se réinventent dans une situation de pénurie au cours de laquelle les ressources matérielles et humaines indispensables à la bonne administration des soins manquent cruellement. À ce jour, ce sont près de 300 témoignages qui ont été recueillis et qui feront l’objet d’un traitement approfondi dans les mois à venir. Avant que l’enquête livre toutes ses conclusions, nous souhaitons ici rendre compte de premiers résultats tirés de la lecture attentive des 120 premiers témoignages recueillis entre le 5 et le 21 avril 2020. C’est une façon pour nous de remercier ceux qui ont pris le temps de nous répondre et/ou qui ont prêté leur concours à la diffusion de notre appel à témoignage ; c’est également l’occasion de renouveler notre invitation à renseigner cet appel et à prendre ainsi part à une recherche participative et ouverte visant une meilleure compréhension de l’épreuve collective que nous traversons.
Vous aussi participez à notre appel à témoignages :
Commençons par rappeler que le port du masque a de tout temps fait partie de la vie des personnels soignants. Dans le cadre de leur formation et de l’exercice de leur pratique, ce geste de protection est exécuté à maintes reprises : il fait donc partie des routines professionnelles les plus élémentaires. S’il s’agit d’un équipement familier pour les professionnels de santé, il l’est beaucoup moins pour la population des soignés qui découvrent, ces dernières semaines, l’existence de différents types de masques et prennent lentement conscience des mesures d’hygiène particulièrement strictes associées à leur usage. Objet familier pour les uns, découverte pour les autres, le masque se place au cœur de la relation soignant-soigné durant l’épidémie en cours. Il est un nouvel élément à domestiquer pour les patients, un dispositif à intégrer durablement dans une routine de soin qui ne peut désormais plus en faire l’économie.
Le masque : un symbole à démystifier
Les soignants nous rapportent l’existence de deux temps dans l’appréhension du masque par les patients. Un premier temps, celui de la dernière quinzaine de mars, où la sidération domine et donne lieu à de nombreuses interrogations, à l’expression de sourdes inquiétudes chez les patients. Il faut dire que le masque est l’objet-symbole de l’exception sanitaire, de la dangerosité imminente, d’une circulation libre du virus sur l’ensemble du territoire. Il amène donc le patient à s’interroger à la fois sur son propre état (sa fragilité, son appartenance ou non à une population plus particulièrement à risque) mais également sur celui de la personne qui le soigne (le soignant a-t-il été exposé au Covid 19 ? Est-il vecteur de la maladie ?). De nombreux répondants indiquent que, dans un premier temps, il leur a fallu allouer un temps conséquent à la nécessaire explication des modes de transmission du virus, à la description des gestes barrières, à la présentation des raisons qui les amènent à se munir de masques et autres équipements de protection. Ainsi, Clémentine, médecin généraliste de 31 ans, confie : « Au début, le port du masque a créé la surprise chez mes patients, il fallait presque s’en excuser et expliquer à chacun : “Non, je ne suis pas malade, c’est pour vous protéger aussi, je ne veux pas devenir une source de contamination pour mes patients.” » Dans la suite de son témoignage, elle indique qu’avec le confinement « les patients s’y sont habitués » et que le temps nécessaire à l’éducation à la maladie a progressivement diminué. Même constat rapporté par Mathilde, infirmière de 35 ans effectuant des visites à domicile, qui indique, qu’en début d’épidémie, beaucoup des patients pensaient qu’elle « [faisait] du zèle », notamment les personnes âgées. Une part non négligeable de son temps de visite a donc été réaffecté à l’« éducation permanente et répétée des consignes de distanciation » et aux bonnes pratiques d’usage du masque et des gants.
Vient ensuite un second temps : celui de l’acceptation par la grande majorité des patients des mesures individuelles et collectives à prendre dans un souci de protection mutuelle. Florence, infirmière libérale de 51 ans, explique que ses patients ont maintenant « [acquis] le réflexe de mettre leur masque à [son] arrivée », qu’ils « comprennent qu’ils sont acteurs et [qu’ils la] protègent par ce geste ». Ce second temps est celui de la démystification du masque qui conduit progressivement à un nouvel équilibre de la relation soignant-soigné, une fois toute la pédagogie nécessaire à son acceptation effectuée. À ce stade, le masque contribue à la réassurance du patient qui se sait mieux protégé en sa présence. Cette situation d’acceptation peut même déboucher sur une ferme volonté de s’équiper à son tour pour accroître sa propre protection. Alors, les patients demandent aux soignants – de façon plus ou moins insistante – de leur fournir les masques à présent convoités. Sandrine, sage-femme de 33 ans exerçant en cabinet médical, précise que « ces personnes ont du mal à comprendre pourquoi [elle] ne [peut] pas leur en donner ».