La France est-elle en voie de « racialisation » ? En 2006, le sociologue Didier Fassin définissait la « racialisation » comme « une certaine manière de décrire le monde social et de poser des problèmes dans l’espace public 1 ». Les références aux catégories ethniques et aux origines des individus se développent ces dernières années. Mais pourquoi ? Faut-il y voir l’effet d’un discours politico-médiatique ou bien s’agit-il d’une tendance plus profonde, d’un changement de paradigme dans nos manières de vivre les rapports sociaux ? Sur ces questions, les positions des observateurs peuvent être très divergentes.
Ainsi, l’anthropologue Jean-Loup Amselle, auteur de L’Ethnicisation de la France 2, interrogé sur ce point, juge que la responsabilité revient aux discours médiatiques et politiques, « qui ont aujourd’hui tendance à assigner les individus à leurs communautés, que ce soit en faisant la promotion des minorités visibles, ou en défendant au contraire l’existence d’un “pays de race blanche” ». Droite et gauche sont supposées s’opposer de ce point de vue, mais elles participent en réalité à une même dynamique d’ethnicisation des rapports sociaux. La mise en scène d’un « peuple de souche » et celle d’une « France multiculturelle » se répondent en miroir et trouvent de puissants relais médiatiques. La généalogie de cet effet de discours plonge, selon lui, ses racines dans l’abandon d’une autre représentation : celle des inégalités sociales et des solidarités de classe. « Après Mai 68, un certain nombre d’intellectuels postmodernes ont proclamé la fin des grands récits idéologiques, tandis que l’individualisme montait en flèche dans la société française. Les idées de “conscience collective” ou de “communauté de destin” se sont étiolées au profit d’une multitude de récits fragmentaires et de solidarités fondées sur la communauté de genre, d’orientation sexuelle, de culture ou d’origine, etc. Aux yeux de la gauche comme de la droite, ces catégories ont été jugées les plus à mêmes de décrire les peuples de France : LGBT, communautés juives, noires ou arabes, régionalistes, nationalistes et souverainistes “de souche”… L’idée d’un conflit entre des modèles culturels est ainsi devenue centrale, à mesure que le débat économique et social se marginalisait. »