Regard d'un philosophe sur l'hypnose, Mikkel Borch-Jacobsen

Mikkel Borch-Jacobsen, philosophe et professeur de littérature comparée à l'université de Washington, a depuis longtemps questionné l’hypnose au travers de son anthropologie. Il revient avec nous sur son approche de la transe, le rapport à la psychanalyse, et la singularité d’un tel phénomène.

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Comment vous-êtes-vous intéressé à la question de l'hypnose ?

Cela remonte à mes années d’étude, au milieu des années 1970. Comme tout le monde à l’époque, je m’intéressais à la psychanalyse et comme par ailleurs j’étais amoureux de théâtre, je me suis lancé, très imprudemment, dans une thèse de philosophie sur « Psychanalyse et théâtralité ». Tout naturellement, je me suis interrogé sur la provenance de la fameuse « cure cathartique 2 » promue par Josef Breuer et Sigmund Freud dans leurs Études sur l’hystérie (1895). Cela m’amené à me plonger, via Aristote, dans les ouvrages classiques sur les rituels de transe « cathartique » en Grèce antique – Henri Jeanmaire 3, Eric Dodds 4, Gilbert Rouget 5 – et, de fil en aiguille, dans la vaste littérature anthropologique sur la transe de possession et le chamanisme – Michel Leiris 6, Alfred Métraux 7, Luc de Heusch 8, etc. Simultanément, j’ai découvert grâce aux livres de Chertok 9 et d’Ellenberger 10 la vaste « préhistoire » magnétique et hypnotique dont était issues la cure cathartique, puis la psychanalyse proprement dite. Dans mon esprit, tout cela formait un seul et même phénomène, façonné différemment selon les époques et les cultures. En fin de compte, mon projet de thèse n’a jamais abouti, mais mon intérêt pour la transe (ce qu’on appelle de nos jours « hypnose ») est resté. D’une certaine manière, tout ce que j’ai pu écrire par la suite s’enracine dans les questions que je me suis posées à l’époque sur les comportements de simulation dans la transe, la labilité de l’identité personnelle, les phénomènes de contagion mimétique, la coappartenance entre le mal et le remède (entre hystérie et hypnose, par exemple, la variabilité historique et sociétale des pathologies que nous appelons « psychiques » et des thérapies qui leur sont appliquées, etc.

En quoi la démarche philosophique peut-elle contribuer à éclairer le «mystère hypnotique » ? Avec quelle singularité pose-t-elle le problème ?

Votre question suppose que l’hypnose soit un objet de connaissance dont la philosophie aurait à dire la vérité, dont elle dévoilerait le secret. C’est bien ainsi, en effet, que les philosophes ont toujours approché la chose. À l’époque du magnétisme animal, Georg Hegel 11, Arthur Schopenhauer 12, Maine de Biran 13 et d’autres se sont empressés d’y voir une confirmation de certaines de leurs idées (l’« âme sentante immédiate », le dépassement du « principe d’individuation », etc.) Même chose à l’époque du positivisme triomphant, lorsque des philosophes-psychologues comme Théodule Ribot 14 ou Pierre Janet 15 retrouvaient dans l’hypnose leurs théories sur l’« automatisme psychologique » et la « cérébration inconsciente ». De nos jours, on ne manque pas de thérapeutes projetant sur l’hypnose telle ou telle philosophie implicite de l’« immanence » ou de l’affect hors-représentation (je crois bien être tombé moi-même dans ce travers dans mes premiers livres).