Il y a vingt ans, vous annonciez l’avènement d’une société postindustrielle. Que désigne précisément pour vous cette notion ?
L’objectif de mon livre, Vers la société postindustrielle, écrit en 1974, n’était pas de faire une prospective sur la société à venir. Je tiens pour impossible de faire des prédictions assurées sur l’avenir. L’idée de société postindustrielle n’est ni une projection, ni une prédiction, c’est plutôt une hypothèse de travail, c’est la description d’une société possible.
L’intention méthodologique est la suivante : si nous ne pouvons prédire le futur, il est néanmoins possible de tracer un scénario, puis de le comparer à ce qui arrive effectivement.
Mon problème-clé était de voir si la méthode du scénario me permettait de trouver ce que je nomme les « principes axiaux » ou « principes directeurs » qui expliquent la nature d’une société.
C’est ainsi qu’ont opéré les grands maîtres comme Tocqueville, Marx ou Weber, lorsqu’ils ont voulu saisir la logique d’ensemble de la société moderne. Chacun d’eux a mis en avant un facteur explicatif de cette société. Dès les premières pages de La Démocratie en Amérique, Tocqueville écrit qu’un nouveau principe est en train d’émerger dans le monde moderne : « l’égalité ». Ce thème lui sert de fil conducteur pour penser la société américaine. Tout au début du Capital, Marx fait de la marchandise le principe directeur à partir duquel il va analyser la société capitaliste. Max Weber, enfin, envisage l’analyse des sociétés modernes à partir d’un principe qu’il appelle la « rationalisation ». Ces regards ne sont pas contradictoires, ni antinomiques. Chacun observe la société d’un point de vue mais il n’est pas nécessaire d’en faire un point de vue unique, et central.
Ces grands auteurs classiques ont donc tenté de penser la société à partir d’une matrice, d’une idée directrice. J’ai voulu récréer cette façon de penser dans mon livre.
Ma question de départ était donc : y a-t-il un principe directeur à partir duquel nous pouvons comprendre la structure technoéconomique de cette société ?
L’existence d’un vaste secteur tertiaire, qui rassemble les deux-tiers de la population active, est-ce cela la caractéristique première des sociétés industrielles ?
Ce n’est là qu’un effet massif d’une logique souterraine dont il faut trouver le principe explicatif. Le premier travail important pour tous ceux qui ont cherché à penser la société industrielle est le livre de l’économiste australien : Colin Clark, Les Conditions du progrès économique, écrit en 1942 (1). Dans ce livre, Clark écrit que l’augmentation de la productivité conduit à une sorte de basculement des activités d’un secteur de l’économie à l’autre. La productivité accrue du secteur agricole entraîne des transferts d’activité vers le monde industriel. A sont tour, le développement considérable de la productivité dans les secteurs industriels conduit à un transfert des activités vers les services. C’est ce que nous pouvons observer à travers les transformations des emplois ; avec le développement économique, la grande masse des emplois est transférée du monde agricole au monde industriel, puis du secteur industriel au secteur tertiaire. C’est ainsi que l’on passe d’une société agraire à une société industrielle, puis à une société de services.
Le problème dans l’analyse de Clark est que le secteur des services devient une sorte de catégorie résiduelle qui mélange une foule d’activités très diverses. Clark n’a jamais expliqué qu’il y avait plusieurs sortes de services. Les services ont d’ailleurs toujours été un problème dans la théorie économique. Autant chez Adam Smith que Karl Marx, ils sont considérés comme improductifs. Ils ne sont pas vus comme source de valeur.
Il faut, à mon sens, créer une distinction entre plusieurs catégories de services : la distribution des chaînes Mc Donald n’est pas de même nature que la finance, qui est elle-même différente de la santé, ou de la recherche scientifique.
Or, les services que sont l’éducation, la santé et la recherche m’apparaissent comme essentiels dans la société postindustrielle. On s’est trompé en pensant que la société postindustrielle n’est rien d’autre qu’une société de service. En fait, son ressort réside dans une nouvelle productivité basée sur l’éducation, la santé et les services humains.