Rencontre avec Guillaume Carré : Sous les shôguns, un Japon prémoderne ?

Samouraïs et Geishas… Au-delà des stéréotypes exotiques, peut-on toujours dire que l’histoire du Japon des XVIe-XIXe siècles fut une anormalité ?

Selon la chronologie traditionnelle, l’histoire du Japon serait marquée par une période de fermeture des frontières, de 1641 à 1853. Dans quel contexte international s’inscrit ce moment ?

Au XVIe siècle, l’Asie orientale a été confrontée à un événement majeur : l’arrivée des Occidentaux. D’abord les Portugais qui, par la route des Indes, abordent en Chine au début du XVIe siècle, et au Japon en 1543. Un demi-siècle plus tard débarquent Anglais et Hollandais. Ils viennent concurrencer les Portugais et les Espagnols, lesquels se sont installés dans cette région en annexant les Philippines à partir de 1565.

Les mers d’Asie orientale connaissent à la même époque une expansion du commerce, liée à l’affaiblissement du contrôle de l’Empire chinois des Ming sur les populations maritimes. Cette dynastie avait choisi de contrôler le commerce extérieur pour asseoir son pouvoir sur les populations côtières, avec un système dit d’interdiction maritime. Mais dès les années 1520, ces populations défient les autorités et se lancent dans la contrebande et la piraterie.

Vers 1530, au Japon, on importe de Corée une nouvelle technique de purification de l’argent, la coupellation. Elle permet de développer l’exploitation des gisements argentifères dans l’archipel. Les contrebandiers chinois s’intéressent à cette richesse, car l’argent est déjà devenu à cette époque le métal de référence pour le commerce en Asie orientale : ils trafiquent avec des Japonais qui se lancent à leur tour dans la piraterie, et avec les Occidentaux. Cet argent, qui vraisemblablement attire les Portugais vers le Japon, irrigue bientôt, avec l’argent espagnol du Pérou, un fructueux commerce international en Mer de Chine. Au début du XVIIe siècle, des Japonais quittent leur pays pour se fixer dans tout le Sud-Est asiatique : ils y sont marchands, ou mercenaires.

 

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On a donc une recomposition de l’ordre international en Asie orientale à moment-là. Qu’en est-il du contexte national ?

On assiste entre les années 1570 et 1590 à la réunification du Japon au terme d’un siècle environ de guerre civile. Cela commence avec Oda Nobunaga, qui dans les années 1570 parvient à éliminer les seigneurs de guerre rivaux et à écraser les mouvements autonomistes paysans et religieux, ainsi que les puissantes armées des monastères. Il se suicide après une trahison en 1582, et son œuvre est poursuivie par un de ses généraux, Toyotomi Hideyoshi. Alternant démonstrations de force militaire et négociations, celui-ci s’impose comme maître suprême du Japon.

Même unifié, ce pays conserve une structure féodale, et après la mort de Toyotomi Hideyoshi en 1598, Ieyasu Tokugawa, le troisième unificateur, en achève la pacification et établit sa dynastie. Commence ensuite l’époque d’Edo, qui s’étend de 1600, date de la dernière grande bataille pour l’unification du pays, à 1867, où le shôgun – ou régent militaire – de la dynastie des Tokugawa remet le pouvoir à l’empereur.

Jusqu’au début du XVIIe siècle, le contact avec les Occidentaux, la religion chrétienne, les connaissances nouvelles en géographie, en technologies, etc., ouvrent le Japon à des horizons totalement nouveaux.

 

Comment expliquer que cette ouverture au monde débouche sur une « fermeture », soit l’expulsion des étrangers et le contrôle strict des échanges extérieurs… ?

Le terme de sakoku, « pays fermé » ou « cadenassé », vient de la traduction en japonais d’un ouvrage écrit par un Allemand, Engelbert Kaempfer. Celui-ci avait séjourné au Japon durant le XVIIe siècle, au comptoir néerlandais de Nagasaki. Son livre s’impose comme une référence sur un Japon qui a très peu de contacts avec l’étranger. Au XVIIIe siècle, les Japonais se mettent à traduire les ouvrages hollandais. D’abord des livres de sciences, médecine, botanique… Puis à partir de la fin du XVIIIe et surtout dans la première moitié du XIXe siècle, ils s’intéressent de plus en plus à l’histoire, à la politique….