Rome, le militaire au service du pouvoir

Rome a dominé l’Occident pendant près de mille ans. Cette réussite unique repose sur l’articulation subtile de trois éléments : ambition politique, vision stratégique et souplesse tactique.

La première armée romaine reste largement inconnue, faute de documents. On admet en général qu’une milice locale s’est lentement transformée en une vraie armée organisée à partir de pratiques guerrières italiennes (donc indo-européennes) ; elle est donc d’abord une phalange banale, masse d’hommes plus ou moins bien alignés. Par la suite, elle subit des influences grecques par l’Italie du Sud et par l’intermédiaire des voisins étrusques, eux-mêmes fortement hellénisés. Ensuite, elle devient une légion, une unité très structurée. Le mot légion vient du verbe legere, qui signifie « choisir » : le légionnaire est « choisi », les recruteurs prennent les meilleurs et cette caractéristique joue un rôle fondamental. Un autre trait permanent doit être énoncé dès maintenant : cette armée est toujours fondée sur l’infanterie lourde. Le soldat possède une panoplie, avec armement défensif (casque, cuirasse et bouclier) et offensif (glaive et javelot). Et les légionnaires sont encadrés par des nobles, car ils vivent sous un régime aristocratique.



Une cité menacée


Pendant près de deux siècles, de 508/507 à 338 av. J.-C., Rome n’est qu’une petite cité, menacée en permanence par des voisins nombreux et agressifs. Presque chaque année, quand vient la saison de la guerre (du printemps à l’ été), la ville risque de disparaître. Il faut lutter contre les Étrusques (régulièrement du 6e au 4e siècle av. J.-C.), contre les Latins (aux 4e et 3e siècles) et contre des envahisseurs gaulois (4siècle av. J.-C.). Vers la fin de cette époque, d’autres ennemis apparaissent, les Samnites des montagnes de l’Italie centrale (343-341) et les Campaniens de Capoue (343), qui finissent par se rendre aux Romains.


Deux dates méritent une attention particulière, 340 et 338. L’année 340 nous offre la première bonne description de l’armée romaine. Elle se trouve dans l’Histoire romaine de Tite-Live (VIII, 8) et décrit une armée formée de plusieurs légions, chacune répartie sur trois lignes (hastats en avant, principes au milieu, et triaires à l’arrière) ; chaque ligne est divisée en quinze manipules, le manipule étant le regroupement de deux centuries. Comme les lignes et les manipules sont séparés les uns des autres, ce dispositif propose deux éléments de supériorité sur tous les ennemis. D’une part, l’armée en marche possède une grande souplesse ; elle peut contourner un obstacle naturel (marais, bosquet…) sans se disloquer, et elle n’a aucune difficulté pour manœuvrer quand il faut contourner une aile de l’ennemi ou enfoncer un coin entre une aile et le centre. D’autre part, seuls combattent les hastats et les principes, qui se relaient : quand les uns sont fatigués, les autres les remplacent ; les triaires tuent ceux qui seraient tentés de fuir ou, s’ils interviennent contre l’ennemi, c’est parce que la situation est désespérée.


Mais en 340, Rome court le risque de disparaître : tous les Latins se sont ligués pour l’anéantir. Par bonheur pour les légionnaires, la bataille qui met un terme au conflit en 338 voit leur victoire. Contre des ennemis très nombreux, c’est déjà étonnant. Le plus étonnant vient ensuite : au lieu de réduire en esclavage les vaincus, comme le veulent le droit et la tradition, les vainqueurs leur accordent… la citoyenneté romaine. Quelles que soient les raisons de ce choix politique, encore mystérieuses, la conséquence est considérable : Rome dispose d’un vaste État territorial et de nombreux légionnaires potentiels. Vers la fin du 3e siècle, il lui est alors possible de constituer jusqu’à dix armées à la fois, une armée comptant environ 50 000 hommes. La conquête peut commencer, à un rythme soutenu : défaite des Samnites (290), des Étrusques (311) et de Pyrrhus venu de son Épire jusqu’en Italie (280-275). En 272, la prise de Tarente achève l’unification de la péninsule sous l’autorité de Rome : il n’a fallu que soixante-dix ans.