Sans tambour ni trompette

Concevrait-on un monde sans tambour ni trompette ? Un monde bruissant de chuintements, de chuchotis, de crissements, de charivari, de cris… mais privé de chants, de rythmes et d’harmonies ? Il manquerait quelque chose d’aussi essentiel qu’impalpable : cet « art des sons », pour reprendre la simple et lumineuse définition du philosophe Francis Wolff, qui transfigure le brouhaha ambiant en un vaste répertoire de créations humaines. Du clavecin tempéré de Bach aux épopées rageuses de Metallica, la musique est cet art qui nous touche au plus profond, met notre corps en mouvement, aile notre imagination, épouse notre vie intérieure tout en nous reliant à autrui. « Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme, écrit George Sand dans Consuelo ; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. »

Sa centralité dans toutes les civilisations – sans exception – fait aujourd’hui l’objet d’intenses investigations scientifiques. On découvre que les humains n’ont pas le monopole de la sensibilité musicale. Les vaches se délectent des violons de Beethoven, les cacatoès jouent de la batterie avec des bouts de bois, les éléphants dansent de la trompe au rythme de l’harmonica… Des neurosciences émerge tout un continent de recherches perçant les effets des mélodies sur le cerveau. La musique aurait ainsi pu jouer un rôle déterminant dans l’évolution du cerveau d’Homo sapiens, en favorisant sa connectivité et sa plasticité. Modifiant nos sens, nos émotions et notre façon de penser, elle pourrait encore receler un immense potentiel dans le domaine du soin neurologique, de la dyslexie à Alzheimer.

À l’échelle collective, la musique possède enfin le pouvoir d’aimanter les êtres. Bien avant de savoir écrire, l’humanité chante, danse et tambourine ensemble pour communiquer, chercher l’accord et créer du commun. De la berceuse maternelle aux concerts géants, des slows langoureux aux bœufs de jazz, des hymnes du stade aux banquets familiaux, la musique enseigne le « nous », avec tout ce qu’il implique d’harmonie et de dissonances, d’écoute réciproque et d’exigence. Elle vise l’orchestration des âmes et fait vibrer en nous un sentiment d’appartenance. C’est là, sans doute, une de ses portées universelles : la musique a beau être invisible, évanescente, « presque rien », elle porte en elle une puissance de cohésion.